Par quel étrange processus me retrouvé-je dans l'inactivité la plus totale? Quel sorte d'être suis-je, habitus minéral emmuré dans la contemplation? Si je fais quelque chose, il me semble que cela n'est pas moi, même au creux de ma conscience, chaque effort est un positionnement sur un sillon déjà existant. Je suis le joueur de flûte qui s'aiguille sur des mélodies qui l'excèdent, je trouve, j'arpente, les voies universelles. Je suis entièrement façonné par des forces cosmiques qui délimitent mon présent, orchestrent ma métamorphose. Et l'on voudrait que je sois, comme le dit le mensonge le plus couramment admis, un "actif"? Mais de quelle sorte d'activités mes semblables se targuent-ils, quel sorte de fondement d'eux-mêmes croient-ils être?
Je suis irrémédiablement passif, je n'ai nulle autonomie, moi petite dépendance galactique, sous-routine d'un système solaire. À dire vrai, je ne me reconnais que dans la contemplation abstraite, que dans la réception et le traitement d'informations venus de ce réel inconnu que je traite comme un combustible. Une machine à produire du sens, voilà ce que je suis. Mais je ne suis pas mon propre créateur, je ne suis que la condensation de flux d'informations qui se concentrent dans le dédale de ma supposée identité. Suis-je plus qu'un morceau de matière filant dans le vide stellaire d'une vitesse inertielle? Je n'ai nul droit de le penser. Et si tout en moi était inertiel, jusqu'aux processus même de ma réflexion? L'information entre (ou plutôt devrais-je dire quelque chose) dans mon labyrinthe, puis elle se diffracte en mille éléments et mille recoins, s'intégrant dans un vaste réseau que je ne puis pas même ramasser en une image. Pensez à cela: nous ne pouvons même pas nous former une image de nous-même. Processus dans un processus, je crois que je ne suis rien, rien que l'exécution de lois que j'ignore.
Il me suffit de me taire, de me laisser vivre et voici que le troisième oeil s'ouvre et me fait être sa vision, vision de mes propres méandres, spectacle de toutes ces actions qui s'accomplissent à travers ce que je nomme "moi". Dans chacune de mes actions demeure une inaction fondamentale, la même qui me fait écrire ces phrases tout en étant premier lecteur, spectateur des phrases s'enchaînant, voyageur sémantique qui s'observe observer, comprend sans comprendre ce qui est compris, se laisse emmener tout en demeurant à distance. Voilà ce qu'est le vrai moi, je veux dire celui avec lequel je correspond le mieux pour ainsi dire, sans l'intermédiaire des couches identitaires et de toutes ces croyances trop lourdes à porter. Voilà qui je suis, subtil flux noétique, propriété émergente de bouquets de sensations, personnel impersonnel. Mon identité n'existe que parce que je lui fais sans cesse défaut, Je existe parce que je suis simultanément cet autre et toute la distance qui me sépare de lui. Je suis un champ, une probabilité d'être cela ou ceci, à tel ou tel moment, de telle ou telle manière. Mon existence est ce potentiel qui couvre une distance inconnue de moi, s'étire de manière ek-statique de mes infinis passés pour se projeter au conditionnel vers quantité de futurs.
Comprenez-vous? Je ne suis pas une chose mais un noeud qui se forme sur le champ du possible, interférence énergétique qui vient former la maille d'une réalité que l'on perçoit déterminée. Je suis un coin de l'univers, un morceau de réalité que ni philosophes ni scientifiques ne peuvent expliquer et connaître. Le moi est pareil à ces théories physiques qui ne tiennent au milieu de leurs concurrentes que parce que nous n'avons pas les moyens de les contredire, je suis un modèle en cours d'invalidation, je suis l'essence même de tout questionnement.