Je ne suis pas comme les autres, je suis plus lent, il me faut un temps considérable pour comprendre les choses alors que les autres semblent amasser dans leurs filets tout ce qui a croisé leur chemin. Lorsque je croise une idée, je ne la prends pas telle quelle, je ne l'arrache pas de son rocher pour la conserver entière en moi tel un corps étranger. Mais comme un éthologue je passe des heures et des heures à l'observer dans son élément, à comprendre de quel étrange écosystème elle a pu émerger, quelles sont les structures sous-jacentes qui lui permettent de subsister et qui lui ont permis de se former un jour. Je crois que c'est pour cela que je suis incapable de recracher des idées rencontrées un beau jour mais jamais réellement étudiées et comprises. À quoi bon? Être philosophe c'est être honnête et sincère, peut-on l'être lorsqu'on colporte le sifflement que l'on a entendu sans même savoir ce qui l'a provoqué, ce qui en est la cause? Il me semble que philosopher, et encore plus écrire de la philosophie demande une sincérité et un amour d'autrui de tous les instants. On ne peut donner à l'autre des objets tronqués qui demeurent des boîtes noires que l'on est soi-même incapable d'ouvrir. Alors quand d'autres avancent et recrachent à une vitesse ahurissante, je reste planté face à l'idée et je l'étudie, j'en cherche les fondements jusqu'à les retrouver enfin.
On m'a un jour demandé pourquoi je comparais la philosophie à l'informatique, je pourrais aussi la comparer à un jeu d'architecture. Comprendre une idée est, pour moi, saisir la forme de cette idée dans une intuition unique qui en fournit analytiquement toutes les articulations, tous les développements possibles. Mais bien souvent l'idée est complexe, pleine d'arêtes et d'angles, pleines de surfaces cachées qu'il faut reconstituer pour enfin tenir devant soi le patron, le modèle, la forme complète. C'est donc avant tout un travail de division, de déconstruction: il faut voir quelles sont les parties isolables, les éléments identifiables dans ce tout clôt sur lui même. L'idéal est de toujours commencer par le bas, par les premières pierres. Mais alors on est contraint de se demander comment elles tiennent, quel sol leur fournit un fondement solide et de quel environnement ont-elles été extraites. On fait alors le tour de l'idée, peut-être pouvons-nous même en examiner d'autres qui lui seraient liées, provenant de la même source. Une fois que le contexte est délimité et à peu près connu, il s'agit de revenir à notre forme et à nos premières pierres. Il est indispensable de saisir comment chaque pierre a pu être posée selon un ordre rigoureux, nous devons être capable de reconstruire l'édifice par la pensée, le but étant atteint lorsque nous embrassons dans l'idée que nous avons reconstruite, chaque articulation et chaque élément important, lorsque nous pouvons regarder la surface extérieure de l'idée tout en saisissant par un même mouvement sa structure interne. Voilà ce qu'est comprendre. Il est possible bien sûr, par habitude ou accointance avec certaines pensées, de sauter des étapes, de supposer des éléments, de saisir des ensembles que l'on n'aurait pas désarticulé totalement parce qu'on sait d'avance de quoi ils se composent. L'important est ce résultat final qui fait saisir en une seule intuition la forme d'une idée qui contient analytiquement chaque élément et articulation de son architecture, autrement dit de n'être pas qu'un simple spectateur face à l'idée mais de pouvoir s'en faire l'architecte et l'auteur.
Comprendre est donc bien se mettre à la place de l'autre, voir par ses yeux, penser par ses processus noétiques; comprendre requiert une grande empathie.
Mais apprendre, transmettre, en requiert une plus grande encore. Il est bien nécessaire pour faire comprendre une idée, de se mettre à la place de tous les autres, de tous ceux qui pourraient être confrontés à nos idées. De ce qui est pour nous intuitif, il faut faire un amas, un agrégat d'éléments, il faut en tracer les vecteurs d'assemblage, identifier les lignes de fracture, les articulations, etc. Il faut donc être capable de fournir à l'autre le plan d'assemblage de l'idée, une brève biographie aussi pour en retracer la genèse et les conditions de possibilité. Il ne peut y avoir de raccourcis dans l'enseignement, tout doit être illuminé, passé au crible, décrit, analysé, manipulé. Les éléments ayant été isolés, il faut présenter les grands mouvements, les forces qui interagissent pour former l'édifice solide et stable de l'idée. Ces forces sont essentielles, ce sont elles qui font de l'idée un tout, une unité équilibrée que l'on peut parcourir, que l'on peut exécuter, mettre en situation. Faire comprendre, se faire comprendre, est un acte d'extrême empathie, car il faut pouvoir se rendre tangible pour soi-même, s'imaginer par les yeux de tous afin de ne laisser aucune zone d'ombre, aucun vide, mais seulement l'édifice du langage capable de recréer dans n'importe quel esprit l'expérience et le vécu de l'idée à transmettre. Échanger des idées c'est donc bien pouvoir se condenser pour autrui afin de recréer dans son environnement propre, le ressenti et le sentiment d'un état de conscience propre à la contemplation, ou plutôt au vécu d'une idée.
Alors on me reprochera peut-être encore d'être lent, mais, parfois, tout ce travail d'arrière-boutique qui ne fait pas de vagues et que les gens ignorent finit par être reconnu, brièvement, par un bref éclat limpide de simplicité pure et d'échange: on nous dit que l'on a transformé quelque chose de complexe en un mouvement simple. Après tout, peut-être suis-je véritablement lent, et peut-être que les autres fournissent ce travail bien plus prestement que je ne puis le faire... Peut-être qu'ils manquent simplement d'empathie et que c'est pour cette raison qu'ils ne prennent pas le peine d'entreprendre cet immense travail que je décris là; peut-être... Je ne le saurai probablement jamais, sauf si, un jour, un "philosophe" m'écoute et me dit, à la fin de mon discours, que j'ai éclairci, encore plus, des choses qu'il pensait pourtant maîtriser parfaitement.
En attendant, je continue de déconstruire le monde des pensées, je continue de bâtir patiemment mon univers, conscient de l'immensité de la tâche, mais heureux du voyage. Je ne fournirai aux autres probablement qu'une image de mon passé, puisqu'à mesure que j'explore et construis dans ma tête, mon univers se modifie sans cesse. Peut-être un jour parviendrais-je à donner un état du système suffisamment complet et clair, ainsi que quelques instructions, quelques lignes mélodiques fondamentales dans ma musique, afin de me rendre parfaitement transparent pour autrui, afin que mes idées soient des expériences directement accessibles à autrui, afin qu'il puisse, j'espère, m'en révéler les faiblesses et poser avec moi le sol sur lequel nos esprits s'aventurent et cherchent à devenir le monde.