mardi 2 avril 2019

[ Damnit Crocket ] 2: Job not found

Trouver un travail. Voilà bien le saint Graal de ce siècle mourant. À peine introduit là, la grande perche et son chapeau devaient eux aussi se mettre à la poursuite de cet idéal incongru. On ne peut vivre sans travail, c'est un fait. Mais Damnit se demandait alors comment avaient fait les hordes d'humains qui précédèrent l'invention de l'agriculture, toute les tribus de chasseur-cueilleurs qui essaimèrent à travers le globe et transmirent en un roman de gènes l'histoire naturelle des humains. Crocket balaya la question d'un hochement de tête et se mit à tourner en rond dans le studio sans âme. C'étaient de tout petits ronds car il n'y avait pas même la place de marcher lorsque l'on dépliait le lit. Pareil à son corps, son esprit faisait tourner ses minuscules méninges infatigables. Sans diplôme, il faudrait viser tous types d'emplois, dans des secteurs très divers. C'est ainsi qu'il put exécuter une recherche pertinente sur le site de pôle emploi, c'est à dire en sélectionnant indifféremment toutes les offres de sa région, sans critère de recherche particulier à part le fait d'être sans qualification. Aucune annonce dans le milieu tant désiré du funéraire, il n'avait donc plus le choix, tout était bon à prendre. La plupart des résultats étaient des contrats très courts, de cinq ou six heures par semaines pour du babysitting par exemple, et parfois même à la journée comme ces offres d'hôte d'accueil qui pullulaient véritablement. Le SMIC, dans cet univers, était l'équivalent de la vitesse de la lumière: constante indépassable; et ce n'était pas même la peine d'y songer, d'ailleurs les dieux n'y songeaient pas eux-mêmes...

Pour chaque offre d'emploi, il fallait rédiger un curriculum vitae ainsi qu'une lettre de motivation, or le chômeur au chapeau rayé n'avait ni l'un ni l'autre en réserve. À vrai dire, nous ne savons pas grand chose du passé de Damnit Crocket. Qu'il ait été détenteur ou non du baccalauréat, sésame pour tous les contrats LTE ("Laisse-Toi Enculer", comme expliquait un certain humoriste), reste un mystère. Néanmoins on pouvait compter sur la ruse du raton-laveur pour agencer les éléments d'un passé acceptable - qu'il soit factice ou non -, sans atours mais sans irrégularité grossière et rédhibitoire. Il était donc de notoriété, bientôt publique, qu'il était l'heureux possesseur d'un baccalauréat économique et sociale; c'était le choix de la médiété pourrait-on dire, entre les deux extrêmes que sont la filière littéraire et scientifique. De toute façon, on ne lui poserait pas de questions sur les politiques keynesiennes lorsqu'il s'agirait de porter des cadavres sur l'épaule ou de soulever des sacs de ciment. En terme d'expérience professionnelle, le problème était plus corsé. Le couvre-chef avait dû mettre à contribution sa matière grise, arracher à son cerveau souffrant le calme et la concentration nécessaire à la production d'idées cohérentes. Dans une litanie silencieuse de vulgarité crasse, il avait puisé la force requise pour accomplir cette tâche. Il était désormais admis que Damnit Crocket avait, dans sa courte vie, travaillé comme manutentionnaire dans la grande distribution ainsi que sur quelques chantiers. De tels emplois, on  ne retirait rien. Il était même impossible de vérifier que cela eût bien lieu, d'ailleurs qui s'en souciait...? Que vous les ayez effectivement occupés ou non, cela n'a rien ajouté à vos compétences, à votre expérience et votre savoir; peut-être au contraire, cela en a-t-il ôté. Et si, par le plus grand des hasards improbables, on eût souhaité tester les compétences supposément acquises lors de ces occupations on ne peut plus épanouissantes, il ne s'agirait rien de plus que de s'assurer qu'il savait compter des mottes de beurre, porter un carton depuis une réserve jusqu'à un rayon déterminé, passer le balai ou encore soulever des sacs de ciment. Autant de choses pour lesquelles le candidat était né, comme tout corps muni de deux jambes, deux bras et gratifié d'un cerveau au moins aussi performant que celui d'un chimpanzé.

Restait le problème des lettres de motivation. Cela en fait beaucoup à écrire lorsqu'on postule à tous les emplois possibles et imaginables: de technicien de surface jusqu'à opérateur de légumes. Autant d'appellations véritablement mystérieuses mais dont l'aspect abscons et intriguant n'avait pour autre but que de cacher la violence brut d'un réel sans atours. Crocket se demanda, en se grattant le menton, ce qu'on pouvait bien trouver comme raisons de postuler en tant qu'éplucheurs de légumes. Avec toute la sincérité dont il était capable il s'attela à la tache, patiemment. Damnit quant à lui était au fond du seau, il ne voulait que se dissoudre dans l'oubli mais dut se résoudre à orienter cette mule de Crocket dans le dédale de son ignorance. Je ne crois pas que les gens aient envie de savoir que tu postules afin de pouvoir payer le loyer, la facture d’électricité ou même t'acheter à manger... Putain c'est la vingtième lettre de motivation pour des boulots plus nazes et avilissants les uns que les autres! Damnit Crocket! Même dans les soi-disant sociétés primitives, pas une seule personne ne passe ses journées à éplucher des légumes toute la semaine! Quelle connerie! Y nous prennent vraiment pour des cons ma parole! Empaffés! Galfâtres méprisants! Il faut noter ici pour le lecteur perplexe, que Damnit possédait un large vocabulaire et une affection pour les mots désuets.

Une litanie d'insultes dégoulina du chapeau en colère tandis qu'il ouvrait le placard où étaient rangés les bouteilles de vin, pour faire une petite pause hydratation. Ce dernier était vide. Il ferma les yeux et s'immobilisa, penché vers l'espace vacant, la main sur la poignée. Le temps de quelques secondes, quelque chose, imperceptiblement, se brisa en Damnit. Tu vas raconter que tu aimes la terre et l'agriculture, et que travailler dans une exploitation agricole représenterait pour toi une opportunité d'allier passion et travail, articula-t-il d'un seul trait, monocorde. Sa voix n'était pas aussi acerbe qu'habituellement, il parlait avec douceur mais surtout lassitude, une lassitude logée au tréfonds même de ses cellules. Allier passion et travail... Il manipulait l'idée dans tous les sens, essayait d'en saisir les contours mais le concept restait sans référent, horizon intangible et peut-être chimérique. À ce moment là, si les raton-laveurs avaient pu pleurer alors une personne qui assisterait au triste spectacle de cette recherche d'emploi aurait pu  observer une vallée de larmes obstruer le regard du couvre-chef. Mais chez ces animaux, on pleure en dedans, bien au creux de son coeur, et personne n'en sait jamais rien. Crocket restait silencieux, laissait couler sur lui la douche glacée des sentiments amers de sa moitié, pétrifié. Il regardait l'écran de l'ordinateur où le curseur clignotait, dans l'attente lui aussi qu'on noircisse la page blanche, qu'on raconte une histoire et lui imprime un mouvement, qu'on donne un sens à tout ce vide.


Soudain, un cafard se dessina sur l'écran, forme oblongue aux antennes remuantes. Crocket tendit vivement une main pour le chasser, mais l'insecte restait là. D'autres arrivèrent, attirés peut-être par la lumière et la chaleur dégagés par le moniteur. Ce n'était pas la première fois qu'il voyait des cafards chez lui, l'immeuble en était infesté, mais jamais il n'y en avait eu autant concentrés en un même endroit. Sur son ordinateur en plus! Il dispersa les bestioles en balayant vivement l'écran du revers de la main et les bêtes grouillaient en tous sens, continuaient à se multiplier. Il jeta un oeil vers la porte d'entrée d'où elles arrivaient généralement. Il lui sembla en apercevoir, sur les murs, parfois filant comme un éclair. Son coeur battait la chamade, ces insectes le répugnaient littéralement et il était à court de pièges et autres aérosols finalement peu efficaces hormis pour s'auto-asphyxier. La première fois qu'il fit la connaissance de ces petites bêtes, il avait procédé, sous l'injonction de Damnit, à des recherches sur internet. "Il faut connaître son ennemi!" Martelait ce dernier. Était-ce une bonne idée? Rien n'était moins sûr, tant il apparût à la fin de cette courte documentation que l'insecte en question semblait indestructible. Si une catastrophe mettait en danger toutes les espèces de la Terre, il y a fort à parier que le cafard deviendrait entamerait un règne hégémonique. Rien, pas même la radioactivité, ne semblait pouvoir ébranler ce souffle obstiné de vie tendu vers l'horizon d'une reproduction effrénée. Seul le feu semblait pouvoir faire périr les oeufs capables de survivre des mois durant dans l'attente des conditions propices à leur éclosion. Cela faisait froid dans le dos, mais lorsqu'on était comme Damnit Crocket un dernier de cordée, il valait mieux s'habituer à cette synanthropie, le cafard devenant alors véritablement le meilleur ami de l'homme. À vrai dire, c'était plutôt la réciproque qui était vraie. Bref, il était dépourvu d'aérosol insecticide et faisait face à une pénurie de pièges. Il n'était pas préparé à cette soudaine invasion qui s'apparentait à un véritable blietzkrieg. Levant la main pour gratter la pointe de son menton, il s'aperçut que les blattes avaient cessé de se déplacer sur l'écran. Il avança la tête pour observer de plus prêt et distingua alors un galimatias délirant sur la page du document ouvert. Une suite de consonnes et parfois de voyelles s'étalait sur des lignes et des lignes. Les cafards semblaient s'être transformés en lettres noirs sur fond blanc, police Arial, taille 12... Puis l'illumination eût lieu, Crocket avait laissé sa main appuyée sur le clavier de l'ordinateur, perdu dans sa rêverie! Les cafards qu'il croyait voir s'agiter sur l'écran n'étaient rien d'autres que les lettres déversées par le clavier sous la pression de sa main inerte! Rassuré, il prit une grande inspiration en souriant légèrement, amusé par sa propre bêtise. Il était tard, la fatigue se faisait sentir...

Mais il fallait tout de même avancer: Damnit rédigea toutes ses lettres une partie de la nuit et envoya par l'intermédiaire de l'interface du site de pôle emploi sa candidature à toutes les possibilités de bonheur et d'épanouissement quotidien que représentaient ces annonces. Il déplia enfin le clic-clac et tenta de somnoler malgré les bruits incessants du voisinage insomniaque. Dès qu'il voyait une tache sur le mur, son coeur accélérait, croyant percevoir des cafards rampants, venus squatter ses quelques mètres cube d'existence.

Tous les jours il vérifiait les nouvelles offres et rédigeait une nouvelle lettre de motivation si bien qu'il en avait un répertoire rempli, plein à craquer. Même lui était était devenu apte à mentir, à se vendre en dépit de lui-même, à force de répétition. Les semaines s'écoulèrent et il lui arriva de recevoir une réponse, négative. Le poste était déjà pourvu. Pour le reste on ne répondait pas, c'était comme si une partie de ses efforts s'étaient perdus dans le vortex des nuits, absorbée par l'anonymat du réseau. Il n'y avait rien d'autre à faire que continuer, coûte que coûte, avant que le jour fatidique arrive, celui où il serait enfin incapable de payer son loyer et qu'il lui faudrait alors déménager pour la rue. Mais même alors, il ne se doutait pas qu'il faudrait là aussi payer un loyer, d'une manière ou d'une autre...

Appuyer sur le bouton de rafraîchissement de la page des résultats et sauter sur la moindre occasion, voilà une tâche qui occupait. Rédiger une nouvelle lettre de motivation était là aussi, malgré le quasi automatisme, une occasion de briser le cercle de l'ennui dans un petit studio de banlieue. En dehors de ça, Damnit traînait sa maigreur du frigidaire de plus en plus vide à la fenêtre. Il contemplait dehors les façades d'immeubles et se demandait ce que vivaient ses semblables là-bas, si eux aussi attendaient désespérément une réponse, le droit de vendre leurs gestes et le temps de leur vie pour pouvoir survivre. Ce n'est pas évident d'être inadapté à son milieu naturel: la société marchande. L'héritage génétique de ses ancêtres nomades ne lui était d'aucun secours pour rédiger un CV et décrocher un entretien d'embauche. D'ailleurs il ne lui serait d'aucun secours non plus pour effectuer la monotâche d'une fonction à remplir. Le monde avait changé trop vite pour les hommes, c'était à se demander qui avait instauré ces grands bouleversement dans l'écosystème ancestrale... La possibilité du bonheur ne se trouvait plus dans les forêts et les plaines, dans la poudroiement diapré des fleurs et la ronron de la faune. Le bonheur aujourd'hui se trouvait par l'intermédiaire du site web pole-emploi.fr, dans la jungle des offres d'emploi à durée déterminées, dans le foisonnement numérique des contrats ponctuels et mal rémunérés.