mercredi 5 mars 2014

Le problème de l'objectité [ ESQUISSE ]

Problème: après avoir exclu la possibilité pour la conscience d'atteindre à une supposée conscience pré-reflexive aux structures a priori et après avoir éliminé la possibilité de fonder l'objectité sur un travail de synthèse des consciences individuelles, nous avions évoqué la piste des signes. Comment parvenons-nous à une objectivité à même d'accéder à une objectité ontologique de la réalité? Autrement dit, comment pouvons nous, malgré nos mélodies singulières, nous entendre sur un monde objectif, une réalité indépendante et absolue (?) qui agirait en quelque sorte comme un diapason intersubjectif?




Hypothèse: pour résoudre ce problème fondamental, il nous faut, semble-t-il, postuler l'existence d'une réalité objective, et donc d'une certaine objctité du monde. Ceci étant dit, pour que nos consciences puissent atteindre cette objectité en tant que matière première de leur synthèse interprétative, il faut impérativement (du moins c'est pour l'instant la seule option que je peux concevoir) supposer que les consciences sont plongées dans l'objectité du monde, par conséquent qu'elles en sont un constituant. La meilleure manière de rendre compte de cette appartenance à la réalité objective semble être l'affirmation du corps en tant qu'objectité pour ainsi dire subjectivée . La position sartrienne est éclairante à ce propos bien que je ne m'associe à aucune de ses thèses. Le corps que nous vivons, que la conscience interpréte et par lequel elle reçoit le flux de l'altérité, est l'élément qui nous donne accès à l'objectité du monde. Nous ne saurions nous accorder sur des distances si nous n'étions nous même une distance; nous ne construirions pas des pyramides si nous n'étions nous-mêmes des êtres matériels, si nous ne pouvions éprouver la matière et nous trouver tous égaux face à l'altérité rebelle qu'elle oppose à notre volonté. La matière, l'objectité du monde, nous résiste et demeure étrangère à la force de notre volonté intérieure. Notre musicalité n'a aucun pouvoir sur elle, et ne peut l'informer sans s'incarner, d'une manière ou d'une autre, dans la matérialité même de la réalité. On ne peut par exemple, déplacer par la pensée une pierre, mais si nous appliquons une force mécanique à l'aide de notre corps sur celle-ci (avec ou sans intermédiaire), la pierre (sous réserve que la force que nous exerçons par rapport à l'inertie qu'elle nous oppose soit suffisante) se mettra en mouvement. Ainsi nous avons par l'intermédiaire du corps un accès direct à l'objectité, mieux, nous en sommes une part intégrante.

Pour autant, nous n'avons pas une lecture directe de cette objectité puisque, enfermés dans notre conscience, nous demeurons une interprétation judicative de cette objectité, et donc une mélodie singulière qui se joue sur le support de celle-là. Il est donc naturel de supposer une séparation entre l'objectité du monde (le réel matériel ou devrais-je dire énergétique) et la subjectivité de la conscience en tant qu'interprétation de ce dernier. Ainsi, c'est par le lien que nous entretenons avec l'objectité que les subjectivités peuvent communiquer (signes linguistiques) et s'entendre sur une entité objective, universelle: la réalité. Je n'explorerai pas pour le moment la liaison entre subjectivité et objectivité, ni si cette distinction est bien réelle et non simplement interprétée. Toutefois, je note que sans ce lien à l'objectivité qui nous affecte, rien ne nous permettrait toutes les réalisation mentionnées antérieurement (construire des avions, calculer des vitesses, etc.). Ainsi, nous semblons parler du même monde dont nous sommes pourtant des mélodies singulières. Pour autant, aucun d'entre nous n'a la moindre idée de la nature intrinsèque de ce monde, nous ne faisons que l'utiliser comme support et fondement dont le caractère apparent d'objectivité, de nécessité et d'universalité, nous sert de critère commun à l'aune duquel nous pouvons juger de nos mélodies respectives. Nous n'avons pas besoin de savoir ce qu'est le monde pour être affecté par lui. Dans le cas d'une distance spatiale par exemple, nous aurions beau en avoir chacun une appréciation singulière, la distance réelle (en tant que support) ne semble pas moins demeurer identique à elle-même. Il nous est impossible de la mesurer objectivement par l'intermédiaire de nos interprétations subjectives, mais en usant d'un objet réel (tel qu'une règle) nous pouvons ainsi mesurer l'objectif par l'objectif. Nos subjectivités interprétatives n'en demeurent pas moins irréconciliables entre elles, l'objectité de la distance et de la règle est là qui s'impose à nous, et demeure un support (relativement stable) de notre expérience singulière. Nous nous entendons en pointant vers eux et non vers nos interprétations réciproques, un peu comme des aveugles s'entendraient sur la forme d'un objet qu'ils peuvent seulement toucher.

Les signes linguistiques nous permettent de nous comprendre sur le même principe. Rien ne nous permet de savoir avec certitude (avec nécessité et universalité) ce qu'une autre conscience perçoit du jaune. Pourtant, nous parlons tous du jaune, nous en avons un concept "commun" (qui peut même être sous-tendu par une réalité physique) qui nous permet de nous entendre. Néanmoins impossible de connaître la mélodie singulière du jaune au sein de la subjectivité d'une autre conscience. Cela ne nous empêche pas de lier invariablement notre interprétation subjective à une même réalité, inconnue mais réelle, servant de fondement objectif universel à nos interprétations. Ainsi, nous croyons nous comprendre, et nous nous comprenons effectivement sur la base d'une chose en soi, d'un mystère qui demeure inconnu, c'est notre ignorance commune de la réalité qui nous relie les uns aux autres en une symphonie. Nous n'avons aucune preuve, lorsque nous exprimons une idée ou un quelconque jugement, que nous sommes bien compris par autrui, mais l'habitude de relier nos concepts à des signes faisant l'objet d'un consensus nous permet d'avoir la sensation d'être compris. En fait, il n'y a que dans le cas où le signe réfère directement à une entité réelle, que nous pouvons être effectivement compris. Si je parle de la circularité de telle tour, mon interlocuteur pourra me comprendre par la présence (qui l'affecte lui aussi) de la tour et par sa connaissance de la circularité sur le fondement objectif d'une entité réelle ayant été définie comme circulaire (par conséquent sur l'expérience subjective d'un même objet, à laquelle le consensus linguistique a associé le signe 'circularité'). Si je dis: "la tour est ainsi construite selon des dimensions imposantes qui lui confèrent une majesté indéniable"; mon interlocuteur pourra là aussi se référer à une ou des expériences subjectives liées par consensus à un ou des signes linguistiques afin de comprendre ce que je veux exprimer. Il n'en demeure pas moins seul juge de l'interprétation qu'il donne à ces signes, la coloration singulière de son interprétation me demeure inconnue, et je ne peux que supposer qu'il existe une certaine base sur laquelle nous nous sommes "compris".