mercredi 6 avril 2011

Contre une thèse de la naturalité des sentiments

Je m'ingénierais dans les pages qui suivent à briser méthodiquement les arguments d'une théorie qui placerait le sentiment humain dans une naturalité intrinsèque. J'élabore ma contre-thèse en m'appuyant sur la distinction émotion/sentiment qui reflète, à mon sens, l'opposition nature/artifice, et me permet de détailler les fondements d'une théorie mettant en lumière la nature purement artificielle des sentiments humains.

Je tiens, encore une fois, à préciser que cet énoncé est l'instantané d'une pensée qui se veut en perpétuelle remise en question. En cela il est donc un arrêt sur image et sera amené, je l'espère, à s'étoffer et à évoluer dans un futur proche ou lointain, voire à se contredire totalement.

"Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges." Nietzsche

Préambule

Afin d'éviter toute incompréhension concernant ce texte et pour lever tous les doutes possibles, je me dois de préciser ici ce que j'entends par naturel et artificiel. Cet éclaircissement me semble nécessaire car on pourrait imaginer que l'artifice désigne une chose n'appartenant pas à la nature, comme une création ex nihilo qui appartiendrait à un autre univers que le nôtre. Or je suis convaincu que ceci n'est pas possible. En effet, rien de ce qui 'est' ne saurait 'être' hors de la nature puisque cette dernière est absolument tout ce qui existe. Pour moi, la nature, dans un sens général, désigne absolument tout ce qui est et peut être, elle est l'univers dans son intégralité (qu'elle soit en acte ou en puissance). Dans cette acception du terme, rien ne saurait lui échapper, elle constitue l'essence primordiale de toute chose.

Tout au long du texte, j'emploie allègrement le terme artificiel dans l'acception suivante: "Qui remplace la nature par l’art, l’artifice; Peu naturel; Créé par l’homme;". Il faut retenir ici la dernière partie de la phrase: "crée par l'homme". Bien entendu, comme vu précédemment, l'homme est partie intégrante de la nature sur un plan général. Cependant, dans le cadre de cet énoncé, il est nécessaire de poser des axiomes, de poser le cadre de la réflexion et d'en définir les codes. Ainsi, le terme artificiel vient donc s'opposer à ce qui est naturel en ce sens qu'il définit tout ce qui n'est pas donné à l'homme de manière innée mais qui requiert un acte de création, d'éducation et qui en conséquence est un fait de société. Il faut voir ici l'artificiel comme étant ce qui s'oppose à un état de nature (de la même manière que Rousseau oppose son homme à l'état de nature à l'homme social).

Les mots étant toujours un vaste terrain de jeu, il est nécessaire parfois, de les contraindre pour plus de clarté et pour éviter les quiproquo.

Distinction entre les émotions et les sentiments

Pour comprendre les sentiments, il est judicieux de les distinguer d'emblée des émotions et d'en dégager les points communs mais surtout les différences.

Si les émotions naissent d'abord de la perception sensorielle (vue, odorat, ouïe...) avant de prendre possession de l'âme, les sentiments eux surgissent d'abord en l'âme pour inonder par la suite le corps. Il serait inutile et fastidieux de rentrer dans un débat du type de l'oeuf et de la poule, j'utilise cette distinction parce qu'elle représente une réalité commode et propre à poser les bornes d'un raisonnement logique. En aucune manière je n'occulte le fait que les sentiments peuvent naître des émotions et inversement.

Toutefois, posons dés maintenant le distinguo: les émotions nous sont imposées par l'instinct du corps (et sont comme un réflexe de celui-ci face à diverses situations) qui répercute ses réactions par des schèmes psychologiques qui relèvent eux aussi de l'instinct, de l'inné. Les émotions sont par là même ardues à contrôler puisqu'elles semblent naître des profondeurs de l'homme, d'une animalité conditionnée par le temps. S'il existe des variations dans l'expression d'une émotion, il est difficile de nier que l'émotion est le comportement humain le plus universellement partagé. Ainsi le rire que provoque la joie ou bien les larmes de la tristesse sont des symboles qui transcendent toute barrière culturelle puisqu'ils font appel à ce qui ressort de notre espèce, à ce qui est, pour ainsi dire, inscrit dans nos gènes.

En conséquence, on constate bien souvent que l'émotion ne laisse que peu de place à la liberté, elle est inhérente au corps et à ses passions et semble échapper à tout contrôle, du moins dans son jaillissement spontané.

Les sentiments eux sont d'une toute autre espèce bien qu'apparentés par un lien indéfectible aux émotions. Preuve en est: aucune définition du sentiment ne saurait se passer de celle de l'émotion. On semble passer de l'un à l'autre comme on retournerait les faces d'une même pièce. C'est précisément ce que sont l'un pour l'autre, émotion et sentiment: les deux faces d'une même réalité humaine.

Le sentiment naît et se meut dans l'esprit humain. Il est l'incarnation de la liberté humaine en ébullition dans une cartographie mentale de la réalité dont l'individu narcissique constitue le point névralgique. Il inclue forcément l'homme qui le ressent dans sa représentation mentale car il est une perspective de la réalité subjective, une manière de se vivre. Le sentiment est la coloration que donne l'homme à un monde qu'il peint lui-même pour se l'approprier, ses sens ne lui offrant qu'une mince lucarne, insuffisante à la compréhension et à la stabilité.

Dans les entrailles du sentiment

En tant qu'envers de l'émotion, le sentiment se construit dans l'esprit humain et en constitue une modalité d'existence. Du sentiment fugace au sentiment profondément ancré, l'esprit va 'être' selon la place qu'il s'attribue dans le monde et que ce dernier lui renvoie (ou plutôt qu'il se figure lui être renvoyé). Ainsi, sur un lac de fierté, l'onde de choc d'un sentiment de honte peut parfois se faire sentir selon l'occurrence d'un évènement perturbateur. Le sentiment général, dominant, est le plus représentatif de l'état d'esprit d'une personne, il est comme une fréquence à laquelle vibre l'individu. Plus l'âme fortifie ses représentations mentales pour en fixer une solidité inébranlable, plus le sentiment profond aura tendance à engloutir en lui tous les autres, induits par les méandres de la vie, afin de se prémunir d'une douloureuse révolution.

Le sentiment, contrairement à l'émotion, construit son intensité sur le temps, c'est une fondation plus ou moins durable selon qu'il correspond à un trait idiosyncratique ou au reflet fugace d'un évènement mineur sur la surface de l'ego.

Face à l'émotion naturelle: le sentiment artificiel

À la lumière de ces hypothèses, on pourrait toujours agréer à la thèse d'une naturalité des sentiments. Après tout, rien ne les empêche d'être construits plutôt que spontanés, propre à l'identité individuel plutôt qu'universels, et tout aussi naturels et inhérents à l'espèce humaine que le sont les émotions. Or à cela, j'objecterai que si, comme le suggérait Anders dans "L'obsolescence de l'homme", on procédait à une Histoire des sentiments, on se rendrait compte que, plus que toute autre chose, leur caractère artificiel est inscrit dans les mutations ainsi que les deuils et naissances qui ont fait leur Histoire. En effet, il semble vraisemblable qu'ils sont le produit d'une culture et d'une époque donnée, et que comme les hommes qui vivent à l'intérieur de ces 'sociétés' (et qui les font), ils sont soumis au changement, comme un témoin stable de l'évolution de ceux-ci, de leur modes de pensée et de leur moeurs.

Les sentiments ont donc une vie qui n'est pas inscrite en l'homme, au plus profond de sa chair comme les émotions, ils sont des constructions, d'abord d'une époque et d'un mode de pensée, puis d'un individu et de son idiosyncrasie. Pour montrer comment le sentiment suit l'homme au lieu de le tirer dans son passé par la tyrannie du corps, je prendrais l'exemple d'un sentiment nouveau, né depuis une dizaine, voire une quinzaine d'années, et que la création d'internet contribua grandement à façonner. Ce sentiment est celui de communauté humaine ou terrestre. On en trouve les traces sur la toile internet, l'homme se sent un destin commun à toute l'humanité, un destin transnationale, transcendant les ethnies, les religions etc. L'homme prend conscience de vivre sur une planète dont l'espace se réduit vertigineusement dans les représentations séculaires et que ses actes peuvent atteindre d'autres hommes qu'il n'a jamais rencontré à l'autre bout de l'écorce terrestre. L'ère de l'information est le berceau de ce sentiment nouveau, elle porte cette nouvelle vague à la vitesse de l'éclair, dans les téléviseurs, écrans d'ordinateurs et autres outils de communication. Ainsi, à cette globalisation économique qui efface les visages nationaux, et qui tire sa puissance de son hétérotopie, répond ce sentiment de communauté terrestre capable de mettre en relation des hommes du monde entier.

Certes, depuis le temps que l'homme s'organise en société et communique, il a eu tout le loisir d'expérimenter l'étendue des sentiments qui s'offraient à lui, d'en mélanger les couleurs pour en créer de nouvelles. Cependant, à mesure que la technique modifie le paysage de l'humanité, le balayant de sa puissance et de sa croissance surréaliste, de nouveaux sentiments semblent devoir naître, point d'attache entre l'homme et le monde qu'il habite, cartographie à la traîne face à la réalité mouvante de la technique. L'homme construit les sentiments de demain, patiemment, avec les outils mêmes qui façonnent son horizon quotidien, oubliant lentement ceux d'hier, devenus obsolètes parce qu'en décalage avec la réalité. Combien, chez les nouvelles générations, vivent l'ardeur du désir d'apprendre, le sentiment de valorisation par l'éducation et la connaissance. Combien aspirent, à travers l'éducation, à devenir un homme complet, complet en cela qu'il s'intéresse à tout et se nourrit de tous les champs de la connaissance. À mesure que l'homme des Lumières se fait plus rare, un homme différent émerge de ses décombres, mu par des sentiments qui lui sont propres et qui le font vibrer à l'unisson de son temps. Cet homme est le technicien, le spécialiste, pour qui toute science, tout objet d'étude est cloisonné et constitue un univers se suffisant à lui-même. La recherche de l'unité (objet propre à la philsophie) des sciences est devenue tellement lointaine aux besoins de l'économie qu'elle semble tout droit sortie d'un autre âge.

En conclusion, on peut penser que le sentiment s'apparente à une subjectivisation de la réalité. En cela, il rejoint l'art qui, peut-être, est la cristallisation ou le produit de ces sentiments en objet.

Un cas concret

L'orgueil est un bel exemple de sentiment qui s'est façonné par le regroupement des hommes en sociétés hiérarchiques. Il est très probable que l'homme, avant d'expérimenter la hiérarchie et le prestige qui en découle, ne tirait pas d'orgueil de ses actions, peut-être une joie simple s'apparentant à de la satisfaction dû à la réussite dans l'assouvissement des désirs.
Par la suite, l'élection d'un chef, la soumission des autres, l'aura de pouvoir émanant de l'individu et l'attraction de celle-ci sur les autres contribuèrent certainement à façonner un imaginaire, un fantasme et un culte du chef qui ont été les nutriments dont s'est nourri l'orgueil pour s'emparer de l'homme. L'homme commençait à se comparer, à se valoriser et la compétition ainsi engendrée n'était qu'un prétexte à l'assouvissement du sentiment d'orgueil au sein duquel l'homme se sent briller plus que les autres parmi la constellation qu'il habite.

L'orgueil vit grâce à l'épaisseur que confère le regard du nombre sur toute chose existante (choses de l'esprit incluses). L'homme se voit prendre plus de réalité et de puissance lorsque la reconnaissance des autres le couronne plus qu'à l'accoutumée. Cette reconnaissance est comme une affirmation maintes et maintes fois renouvelée qui incruste l'existence de l'individu dans l'Histoire, dans l'immortalité de la vie publique. Certains regards pèsent plus que d'autres et l'orgueil n'a pas besoin de la multitude lorsqu'il pousse sur d'autres sentiments existant entre certains individus. Ces sentiments préexistants agissent alors comme un engrais propitiatoire à la croissance de l'orgueil. Il suffira en effet de l'admiration de la personne aimée, pour qu'un individu se sente pousser des ailes et puisse ressentir un orgueil aussi intense que celui du monarque.

L'homme: maître des sentiments

La nature soumet chaque créature vivante à sa loi, l'humain n'y échappe pas. Etant des êtres issus de la nature, nous ne pouvons éluder ses rappels à l'ordre, faire taire sa voix qui s'exprime dans chaque atome de nos cellules. Les émotions s'emparent de l'homme par ce qu'il a de moins artificiel: son corps, ses perceptions et ses organes. De là ils peuvent asseoir l'esprit aussi sûrement que la gravité colle nos pieds à la surface terrestre. Les émotions nous contrôlent avant que nous puissions les contraindre par la volonté.

En ce qui concerne les sentiments, il en va bien autrement. Il est aisé à l'homme de nourrir un sentiment par la seule force de sa volonté: auto-persuasion, réflexion, persévérance, peuvent ancrer en l'homme des sentiments sur lesquels il a une main-mise totale. L'homme se fabrique des sentiments, consciemment ou non, par un travail de représentation mentale, qui pourront par la suite prendre possession de lui pour devenir des psychoses, des obsessions.

L'homme est libre, à tout moment, par l'introspection, de se rendre maître de ses sentiments en portant sur eux et donc sur lui-même et le monde qui l'entoure, un regard neuf et lavé (dans la mesure du possible) de tous préjugés. L'homme peut choisir de taire un sentiment ou bien d'en modifier sa nature. Freud a su montrer avec pertinence, comment la sublimation peut métamorphoser un sentiment humain négatif dans un acte de création dans lequel un nouveau sentiment (l'accomplissement par exemple) pourra s'épanouir.

On a donc affaire à un témoin de la liberté humaine. Nous avons évoqué le cas du bonheur comme étant un état, une modalité d'existence choisie par l'homme. C'est précisément dans ce choix que réside la liberté inhérente à l'homme qui lui donne la possibilité d'expérimenter à sa guise (non sans un travail de longue haleine) les sentiments qui témoigneront de son interaction avec la réalité. L'homme se vit dans ses représentations mentales à travers les sentiments.

L'éducation sentimentale

Sans éducation, il est évident que l'homme n'étant plus qu'un mammifère au pouce préhenseur, ne connaîtrait plus les sentiments. Chez un tel 'individu', le règne des émotions serait total et sans appel. La durabilité nécessaire à l'élaboration de représentations suffisamment stables et de leur expression en sentiment serait absente. Des notions de temporalité fortes sont nécessaires à l'élaboration de sentiments complexes et conscients. C'est en se souvenant du passé que l'on éprouve un sentiment d'accomplissement et c'est en pensant au futur que l'anxiété grandit.

Il n'y a guère que l'éducation qui puisse développer les prédispositions intellectuelles de l'animal humain pour en faire un homme pensant. Une certaine appréhension du temps, un langage permettant de différencier, mieux, d'identifier les différentes entités du monde, une conscience aiguë de sa personne, sont autant de pré-requis au sentiment, fournis par l'éducation.

Comme on cultive un jardin, on cultive de même chez l'homme l'apparition de sentiments. Par exemple le respect des anciens est purement lié à une culture bien déterminée qui aura su entretenir ce sentiment par la valorisation. En aucune manière, il semble naturel à l'homme d'intégrer un tel sentiment d'égard à une personne en fin de vie, c'est d'ailleurs pour cela qu'on inculque la civilité aux jeunes enfants. Une fois le respect établi, l'amour peut s'épanouir à son tour, et ainsi de suite dans un cycle dont la fin ne nous sera jamais dévoilée. Le type de sentiment que l'on nous inculque ainsi que la compréhension que nous en avons, influent fortement sur nos comportements qui de toute évidence n'ont plus rien de "naturels".

Les sentiments sont le fruit d'une éducation en perpétuelle dispensation. Ils sont l'expression d'une élaboration incessante de représentations mentales qui visent à combler le fossé entre ce que l'homme perçoit et ce qui est, entre sa position et le monde.


Le langage: véhicule des sentiments

Si le corps constitue le véhicule des émotions à travers la perception sensorielle, le langage semble être le moyen d'expression privilégié (et indispensable?) des sentiments humains.

En effet, le langage est bel et bien le ciment des représentations mentales, c'est par lui que peuvent s'établir les notions de temps notamment, en agissant comme une encre, qui fixerait sur la toile de l'esprit les mots par lesquels transitent les idées. Les concepts se fixent par le langage qui crée la dimension nécessaire à une compréhension cyclique du monde. Par cyclique, j'entends qui peut revenir sur elle-même, agir comme un méta-langage. En effet, sans la dimension temporelle, il est impossible de revenir sur une idée et donc d'en prendre conscience et d'en solidifier la place dans l'esprit humain. On ne construit pas un empire avec des murs de paille.

On le voit, le langage constitue l'outil des constructions mentales humaine de la réalité. Par son aspect durable, il apporte la dimension réflexive nécessaire à un retour sur soi, à une méta-conscience au travers de laquelle tout concept pourra s'auto-évaluer, s'auto-observer. C'est par ce mécanisme qu'il est le fondement des sentiments qui sont l'expression en modalité d'existence, des représentations mentales de l'homme et de leur ébullition. Les sentiments agissent comme une tonalité particulière dans la musique du langage avec chacun leur fréquence.

Sans cette conscientisation des émotions, qui, rappelons-le, naît grâce au langage et à son pouvoir de fixation temporelle et d'auto-observation, l'homme, pareil à l'animal, resterait soumis au règne de l'instantané et de l'inné à travers ses émotions. Le sentiment, par l'intermédiaire du langage, est presque une méta-émotion, une émotion qui aurait pris conscience d'elle même en s'inscrivant dans une durée et en s'élevant dans une représentation mentale lui donnant une perspective suffisamment lointaine de la réalité (de la "chose en soi") pour en devenir critique et détachée.

Le langage, en laissant à la pensée suffisamment d'espace pour s'affranchir de la pesanteur d'une réalité sensorielle n'offrant aucun recul et aucune analyse, introduit chez l'homme la part de liberté ou de chaos nécessaire à une représentation virtuelle egocentrique de la réalité. L'individu agissant alors comme une corde tendue entre tout ce qui traverse sa conscience et lui-même, chaque évènement ou chose faisant vibrer cette corde sur une tonalité particulière que l'on appelle sentiment. Ce sentiment étant la façon dont l'esprit se représente vivre sa propre représentation, une manière de porter un jugement, par l'insufflation de valeur à des schèmes mentaux, sur différentes situations vécues ou non.

Le sentiment, par le jugement, fait donc écho à une échelle de valeur. Ces valeurs sont inculquées à l'individu par l'éducation, les préceptes moraux et éthiques de la société dans laquelle il évolue, sa propre expérience, etc. La valeur est le produit de la faculté de juger. C'est l'expression la plus haute de la liberté humaine qui s'exprime par l'intermédiaire du choix. L'attribution de valeur est intrinsèquement humaine et artificielle. Rien, si ce n'est la langue et ses unités (Saussure), ne saurait être plus arbitraire. Cette arbitrarité est l'illustration du chaos et de la liberté humaine permise par les représentations, ce monde parallèle où tout ou presque semble loisible.

Comme la morale représente un choix commun, un choix de société (qui s'impose à ses membres une fois établi), l'éthique est un choix individuel, une manière d'échelonner ses propres valeurs qui agissent comme un guide. L'arbitraire purement humain de ce choix en fait une construction contre-nature, un édifice qui ne s'élève que sur la virtualité d'un univers de représentation mentale érigé comme pendant du monde phénoménal et reposant sur le langage. Les sentiments sont le témoignage d'une liberté humaine qui veut s'affranchir d'une réalité insondable afin d'ordonner un monde propre à l'épanouissement d'une logique et d'un raisonnement stable dont la compréhension serait sans limite. Ils sont le jugement perpétuel de l'homme en prise avec la réalité sur lui-même.

L'art, comme projection des sentiments

Tout élan artistique peut-être raisonnablement vu comme la projection dans le monde phénoménal d'une perspective subjective de celui-ci. Autrement dit, il s'agit de la projection d'un ou de plusieurs sentiments qui peut s'apparenter à une forme d'affirmation individuelle. L'homme qui crée s'affirme et se révolte en somme contre l'objectivité, contre l'absurde et le non sens du monde. Il y a appropriation de l'univers à travers chaque oeuvre artistique qui peut être vu comme un langage à part entière. L'homme "prend la parole" et reconstruit par le prisme de sa subjectivité, le monde tel qu'il le voit, tel qu'il le ressent, en lui donnant forme et par la même occasion, sens.

Même dans le cadre d'une pure et simple recherche esthétique, l'humain reste pris dans la toile de ses sentiments car le produit de sa recherche est fatalement une cartographie mentale particulière apparentée à la durée de l'ouvrage. Le désir esthétique est déjà en soi un sentiment, une vue sur le monde.

Que fait l'artiste (et n'oublions pas que tout homme est artiste) lorsqu'il crée, si ce n'est cristalliser un état d'esprit particulier qui non content d'être un regard sur le monde, une manière de (se) vivre, est aussi amené à en faire partie intégrante, à s'y incorporer? L'identité humaine, par son côté psychologique est un attribut de l'âme et en cela est affligée d'un caractère d'inconsistance inhérente à l'esprit. On ne sait si l'esprit, ou l'âme, appartient au monde, nous ne savons pas le situer, il est, car opposition au corps, ce qui semble nous isoler de l'unité du monde. L'âme est le lieu de l'altérité, de la différence, de l'individualité; elle est comme une bulle. Accoucher d'une oeuvre est alors un moyen d'inscrire une trace de soi-même dans le monde phénoménal, celui qui est partagé par tous et donc qui semble être le moins sujet aux illusions. L'art est pour l'homme; une manière de se semer au gré du vent. Par lui, il va donner à sa vie intérieure une consistance tangible pour tout le monde et toute chose.