"Le bonheur c'est pas grand chose, c'est juste du chagrin qui se repose" Léo Ferré
jeudi 30 janvier 2014
L'âme en chantier
Je ne peux plus marcher et figer une quelconque scène de ce monde sans qu'elle ne devienne une représentation artistique: soit une musique, ou bien un tableau. Quelques gouttes obliques, portées par le vent, sur fond d'arbres verts et agités, et me voilà tenant dans ma conscience un tableau de Poussin représentant l'orage. Il semble que l'art soit devenu la source et la fin de ma vie. Il n'y a plus que l'art partout, il est le couronnement de l'existence. L'art et la connaissance: l'immédiateté de l'état présent et le long et douloureux chemin, le médiat qui traverse toute chose et ne connaît point d'arrêt. Voilà mes deux muses, voilà mon sol et mon horizon. La connaissance exige que je quitte chaque identité à chaque instant, elle exige de moi de pouvoir subsumer sous une seule unité chaque point de vue, chaque abstraction, chaque monde, chaque forme, afin de pouvoir prétendre à la connaissance. Nul n'est tenu à l'impossible mais l'impossible me tient, il est l'objet de tous mes phantasmes, il est la cause de ma métamorphose incessante et qui fait que ma vie se découpe en périodes successives qui s'accumulent sur le dos de mon présent telles des strates géologiques, témoins de mon histoire. Je me détruirai sans cesse pour renaître autrement, conscient qu'une seule et même unité demeure, ce quelque chose qui maintient l'ipséité, cette aperception originaire inexplicable qui donne à l'humain le pouvoir de se perdre, de s'abandonner sans que jamais le passé ne s'annule en lui. Je porte en moi mes transformations antérieures, et je continue de me traverser moi-même, ce moi que je ne connaîtrai probablement jamais, car il est la condition de toute connaissance, ce moi que dans l'immensité des êtres et l'infinité des expériences je poursuis tout de même, braquant sur lui le faisceau de ma conscience qui s'épuise à sa lisière. Ça ne fait rien, depuis des années maintenant, depuis des cycles de métamorphose et de devenir, j'entretiens patiemment le moyen d'en tracer les contours, le moyen de faire surgir en creux la conscience, sombre délinéation qui se signale comme point central de tout ce que je saisis autour de moi, noyau de mon univers qui transparaît dans les mots. C'est par l'art, et plus particulièrement par l'écrit que je pourchasse ma conscience, l'essence de mon être. J'ai contraint cette source à être filtrée par les mots au point que l'un et l'autre s'habituent à leur présence réciproque, au point que les mots capturent patiemment les pépites de ce jaillissement sublime, qu'ils se moulent sur la forme de son surgissement, qu'ils s'ordonnent selon son rythme pour transcrire de mieux en mieux le fait d'être moi. Je n'ai nulle crainte de mourir cent fois et de trahir qui je fus car je n'ai nul rejet pour mes états antérieurs; je les aime et les conserve en moi comme un terreau fertile qui donne la raison de mon état présent. Je n'ai pas peur de changer, car il y a quelque chose à la base de mon être qui se dépose lentement dans les mots et forme par leur interminable amas, autant de stalagmites et de stalactites que seule la patience et l'unité de ma volonté, de ce quelque chose qui lie un monde pour moi, aura pu faire naître: la concrétion littéraire et musicale de ma temporalité.
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