mercredi 30 janvier 2019

Damnit Crocket [ ? ]

Damnit Crocket est un personnage intriguant à tous égards. Né d'un réveil venteux qui manquait de me faire tomber, mon corps et moi, il est apparu lors d'une discussion avec un ami. Je crois que j'ai commencé par l'invoquer par son nom, du moins une partie seulement de ce nom. Je me souviens, je répétais alors sans cesse: "Damnit!" parce qu'il s'agissait là de l'expression la plus viscéralement verbale du mal-être qui me possédait, en ce lendemain d'acmé éthylique. J'avais mal et je m'escrimais contre la vie, le destin, les étoiles et que sais-je encore. Je me voyais marchant docilement sous le poids incommensurable de l'existence, de la lucidité souffrante, accrue par la désillusion d'un réveil souterrain particulièrement intolérable après la nuit stratosphérique qui l'a précédé. Il y a de la beauté dans la résignation, dans l'acharnement passif et docile de ceux qui avancent sous les huées, les coups du sort et les quolibets qu'un destin indifférent jette à la face des éveillés. Mais j'avais conscience alors de ne pas être cette humilité, du moins majoritairement. La partie qui grommelait en moi sur la tonalité de la plainte agacée n'était pas docile et peut-être encore moins humble et résignée - ou bien l'était-elle mais à d'autres choses... Cette partie de moi - et qui n'était bien entendu pas moi puisque l'individu est indivis et non constitué de parties que l'on peut désassembler -, cette partie donc se nommait Damnit, c'était le cri qu'elle poussa lors de ce début d'après-midi qui lui tient lieu de naissance. Sa gestation était peut-être l'apanage de toute une vie, la mienne, mais c'est bien à ce moment que le curieux personnage jaillit sous mes yeux, comme une chose extérieurement réelle et qui m'accompagnait pourtant telle une substance soeur. Damnit est un raton laveur drogué et alcoolique en perpétuel redescente. Sa bouche forme une oscillation aux angles aigus, comme dans les représentations de dessin animés. D'ailleurs n'est-ce pas sa véritable nature, comme celle de tout objet? C'était un raton laveur endormi, donc, dans une perpétuelle gueule de bois et qui faisait tout son possible pour apaiser les remous du monde sur la surface de son être. Calmer la tempête, retrouver l'équilibre: tel était son but. Parfois, l'animal se réveillait et, lorsqu'il n'invectivait pas le monde alentours, il lui arrivait de proférer quelque parole oraculaire et absconse que chacun ignorait et, pourtant...

Néanmoins il y avait une personne qui ne perdait rien du message, bien qu'elle n'en laissa rien paraître. Il s'agissait en l'occurrence de la personne sur la tête de qui le raton laveur était posé - peut-être comme organiquement lié dans une relation symbiotique improbable. Cet homme s'appelait Crocket. Il m'apparut évident, dans une tentative d'humour salvateur face à la douleur rampante qui souhaitait m'engloutir, d'associer le ronchonnement de Damnit à la beauté sans ego et opiniâtre de Crocket. Damnit Crocket était né, entité mystique, inexplicablement présente et prête à se frayer un passage discret mais intemporel dans le monde de la culture. Impossible de nier la consistance du personnage, il me semblait dès lors voué à une existence iconique, pareil à un tintin ou au bon vieux Davy Crockett dont le nom est inspiré.

Un dialogue s'est instauré entre mon ami et moi au sujet de cet être indéniable, entité à l'origine inconnue - pour le moment et peut-être pour toujours. À quel époque vivait-il me demanda mon meilleur ami, ce à quoi je pris le temps de réfléchir pour m'apercevoir assez rapidement qu'il n'appartenait à nulle époque. C'était un individu intemporel, qui pouvait vire à travers les âges, et peut-être le ferait-il si l'envie lui en prenait. Peut-être le verrait-on trainer sa queue rayée et son grand corps maigrichon parmi les dinosaures du Ladinien, poursuivi par un T-Rex ou encore déambulant d'un pas péripatéticien parmi les philosophes d'Athènes. Damnit viendrait également visiter notre époque contemporaine, j'en étais convaincu, il ne pouvait en être autrement, il était déjà là...

Et maintenant qu'il était là, comme qui dirait sous mes yeux, je m'échinais à travers la souffrance à élaborer tant bien que mal les moyens de le faire connaître à tous, de l'offrir à mes congénères, afin qu'il allège les souffrances de chacun, de toute cette cohorte de moutons aliénés et dociles que nous sommes et qui traverse en serf les royaumes dévastés de mégalomanes en flammes. Damnit Crocket pour guérir le monde! Nous pensions naturellement à une bande-dessinée, A. sachant très bien dessiner et moi ayant un certain penchant pour une logorrhée vaguement poétique - fausse modestie détectée. Mais je savais d'expérience que caresser un projet artistique avec A. correspondait aux saillies organisées et factices de taureaux en vue de leur ravir une précieuse semence. Autant dire qu'il y avait beaucoup de fantasmes et de désir mais nulle réalisation charnelle authentique. J'avais beau imaginer parfaitement Damnit Crocket en personnage de BD, animant une myriade d'épisodes diaprés, mettre tous mes oeufs dans ce panier me plaçait en totale dépendance de la motivation de l'ami en question. Or l'expérience m'avait appris à éviter cette situation artistique peu féconde. Je me suis donc projeté dans un roman, mais très vite je m'aperçus que Damnit Crocket était taillé pour les petits formats, les histoires courtes et sans forcément de fil narratif qui les relierait. Je ne connaissais de toute façon personne dans mon entourage qui écrivisse des romans et je ne m'en sentais moi-même vraisemblablement pas le goût. Peut-être allait-il me falloir inventer un nouveau type d'écriture, entre nouvelle et poésie onirique...

Mais je triche un peu, cette dernière pensée n'était encore qu'à l'état d'ébauche alors que nous marchions fouettés par la grêle qui crépitait sur nos blousons et nos visages, rebondissant en tous sens pour finir une existence éphémère sur le sol, avalée. Nous nous disions, mon ami et moi, qu'il faudrait que personne ne soit véritablement interloqué par le fait qu'un être vivant autonome et indivis puisse être constitué d'un humain d'apparence banale et d'un raton laveur affalé sur sa tête, indescellablement lié à son crâne, et certainement son cerveau. Les gens devraient agir comme s'il s'agissait là d'une rencontre sinon banale du moins suffisamment envisageable pour être réaliste. Cela apporterait un côté surréaliste aux scènes ainsi contées, placerait le lecteur dans une perpétuelle indécision, une sorte d'inconfort du jugement. Mais, après tout, ne s'agissait-il pas là d'un sentiment omniprésent, et que nous ressentons tous, face au surgissement quotidien du réel?

Bref, nous continuâmes notre marche, imperturbables malgré l'opposition permanente du monde (celle de la gravité, de la douleur, de l'état d'urgence de ce monde qui bénéficierait sans conteste d'une cessation de toutes nos activités durant une période indéterminée). Nous marchions dans diverses discussions entrecoupées de l'irruption dudit personnage: Damnit Crocket. J'avais un besoin irrépressible de l'invoquer le plus fréquemment possible, j'avais un besoin viscéral de le garder devant moi, tout en identifiant avec une acuité croissante les détails de sa personne. Comprenez-moi, Damnit était mon médicament. Contre le monde, contre la douleur, contre la dépression, contre moi-même. Damnit Crocket me donnait espoir, il me donnait un but et l'envie de persévérer moi aussi à tracer mon chemin modeste dans l'insouciance de mes semblables, d'avancer vers un horizon mouvant, sans véritable but autre que la nécessité de perpétuer un rythme; celui des battements cardiaques, celui des idées, celui de la prose qui fait la musique de nos vies. Damnit était la tonalité à laquelle je souhaitais m'accorder, pour n'avoir plus à trouver la mienne, pour n'avoir plus à vivre qu'en tant que résonance ontique, sans responsabilité et sans liberté impossible à assumer et encore moins à aimer.

Je finissais donc de trouver quelques détails avec A. puis voyant que cette passion bien que partagée ne l'était peut-être pas de manière égale entre nous, je décidais de ranger cette rencontre dans un coin de ma tête, à l'abri des coups de marteau de la migraine, au plus loin de l'érosion du désespoir. J'étais, je crois, amoureux. J'avais trouvé mon âme soeur. Ou plutôt une âme soeur car j'ai la croyance douce qu'il en existe plusieurs. Durant notre marche je répétai souvent le nom du curieux personnage que nous avions rencontrés sous la grêle, comme déposé là par le ciel. Peut-être était-ce la manière qu'avait ce dernier de vouloir nous élever malgré le désapprouvement de nos comportements indignes. À vrai dire je n'ai jamais eu de dignité. Je l'ai laissé rouiller dans les eaux du vices, vendu contre quelques grammes de drogue, noyée dans l'eau de vie et pendu au cou de catins de passage - que sais-je encore. Mais revenons au sujet: pourquoi répétais-je son nom de la sorte? Parce qu'il était mon mantra, ma litanie bienveillante, comme ce mantra Bene Gesserit contre la peur que je gardais toujours sur moi toute une période de mon enfance. Damnit Crocket me donnait du courage et j'entreprends ce récit avec l'espoir qu'il vous en procure tout autant, qu'il s'élève dans la culture comme un phare guidant les esquifs égarés qui ne savent plus qu'entendre le chant des sirènes. Le chant des sirènes ô si doux quand même obscène... Damnit Crocket, Damnit Crocket, que ta musique engloutisse la leur, ou me la rende inintelligible, impropre à la convoitise.

J'espère ainsi, de toute mon âme, avec toute la sincérité qui est mienne malgré mon coeur inconstant, que ces propos ne sont qu'une pathétique introduction à la beauté qui réside dans le sillage modeste que nous propose ce curieux personnage. Car j'ai la faiblesse de croire, par moments, que ce n'est pas pour rien que Damnit Crocket rime avec Jésus de Nazareth.

lundi 28 janvier 2019

Doomed



Est-ce qu'on peut être aussi doomed (maudit) dans la vie que le seul talent que l'on ait réussi à développer soit l'apanage de presque personne? La poésie est morte, c'est un royaume déserté: "EXODE POÉTIQUE" a décrété mon siècle; la poésie c'est compliqué, ça ne se donne pas immédiatement, il en va en ce domaine de même que pour ces musiques complexes qui ne vous accrochent qu'à la énième écoute, lorsque se dénoue le noeud et que jaillit la source pulsatile dans les formes complexes. Le simple est toujours la base de tous les raffinements mais qui n'est point persévérant jamais ne le saura.

Parfois j'aimerais que Damnit Crocket ne soit pas moi, je veux dire qu'il n'ait pas besoin du battement de mon trouble pour lui prêter la sève vénéneuse irriguant ses organes, qu'il n'ait nullement besoin de mon souffle fragile pour gonfler sa grand-voile, qu'il continue d'exister bien que je disparaisse... J'aimerais être l'ami de Damnit Crocket, qu'il reste à mes côtés, écoute mes poèmes et, peut-être, puisse s'en sentir apaisé.

Lorsque mes yeux s'entrouvrent, je vois sa silhouette et je vois ses couleurs, en surimpression sur les choses qui m'entourent. Il est une ombre translucide traversée par le monde, je n'ai pas le talent de transformer son mouvement en concrétion matérielle. J'ai l'impression pourtant qu'il n' y a bien que lui pour goûter mes poèmes, silencieusement, avec son coeur ses poumons et son âme.

Mon art est une grande brise soufflée dans des boîtes, mais d'une complexion si particulière qu'aucun matériau contemporain ne retient sa force. Il passe à travers les maisons aux fenêtres ouvertes, et jamais un rideau ne remue tant soit peu, il est à côté de ce monde, à un millimètre des coeurs et de toutes les consciences.

Doomed I am, comme Damnit Crocket, engeance maudite tristement esthétique, désuète, surannée, ou peut-être hors du temps. Il en va de certaines beautés comme des fleurs détachées de leur tige et qui s’abîment face contre terre. Mais heureusement j'ai trouvé le soleil qui luit parmi mes cieux, celui que nul ne peut m'enlever, l'habitant de mon monde, cet univers entre les dimensions réelles, mon chemin de traverse.

Dis Damnit, qu'est-ce que tu penses d'un grand roman sur ta vie? Qu'en dis-tu raton-laveur alcoolique, emmuré dans une gueule de bois définitive, petit nuage noir aux éclairs si fugaces? Il faudrait trouver une plume, un nègre, quelqu'un pour mettre en mot cette étrange entité. Crocket le maigrichon et Damnit son raton-laveur scellé sur le crâne, tonalité de l'âme ayant pris forme animale... Et rien ne paraît anormal à tous ceux qui vous croisent, rien d'anormal à voir un homme porter un raton laveur alcoolique qui semble lié organiquement à son cerveau, à son crâne, et qui peut-être est une partie de son esprit. Vous semblez si mal accordés à celui qui ne sait regarder. Et pourtant rien de plus complémentaire, le chaud le froid ne vont pas mieux ensemble...

Dis Damnit Crocket trouverons-nous le romancier capable de narrer le récit de ce miracle silencieux? Tu sais très bien que ce n'est pas moi, moi dilettante invétéré préférant lire qu'écrire les romans. Je ne suis bon qu'à produire un peu de musicalité, en amateur, deux trois colliers de prose tressée, un petit rythme dans la tête, aussitôt lu aussi vite oublié...

Peut-on vraiment être maudit au point de ne valoir que dans une devise antique oubliée de tous, et qui n'a plus désormais de valeur véritable? Que sont tous ces mots finalement si personne ne les vit? Des courbes sombres sur le fond vierge des pages. Un long ruban sonore uni, indifférent.

Un long ruban sonore, uni, indifférent...

Damnit Crocket



Je te vois Crocket, ta silhouette longue qui se courbe sur les chemins de vie. Je te vois et j'aime tant le rythme de ton pas sous l'infamie des hommes, ta façon d'avancer malgré ce monde qui te gomme.

Je te suis du regard et cherche ta forme au fin fond du brouillard. Je vois le poids que tu portes, et ce chapeau de malheur qui te suit de toute sa lourdeur. Mais il est beau Sisyphe qui roule et roule pierre, il est beau tu sais, il faut le croire.

Tu es l'ami que j'admire parce qu'il est dénué de tous mes lourds défauts. Tu es celui qu'on envie pour l'insondable modestie que tu dispenses autour de toi, comme une douce mélodie qui calme nos terreurs. Tu grandis ton prochain, tu fais jaillir les qualités même du plus profond des coeurs les mieux domptés.

Je t'enveloppe de tous mes songes, je prépare le monde où tu peux exister. Parfois le chapeau que tu portes comme une excroissance intime, un double inversé de ta si douce identité, cesse un peu de ronchonner et te prodigue la parole oraculaire qui pourrait t'alléger. Jamais tu ne montres que tu as compris. Mais il est là Damnit, posé sur ta tête en ombre symbiotique, prophète méprisé qui des humains n'est que lassé. Pourtant, dans un fragment de logorrhée, dans l'aphorisme qui jaillit, la perle est enfin délivré, à l'homme et son souci. Personne ne semble écouter mais moi je sais au fond de moi, que tu entends le rythme de ces vérités, sans rien dire, bienveillant et discret, tout en continuant la marche de ta pure volonté.

Damnit Crocket, rien ne saurait vraiment vous séparer.

Je t'observes avec tant de tendresse depuis le jour où tu es né, de ce matin brumeux ou vent furieux voulait nous faire tomber. J'ai fixé ton image comme un cap ou bien l'étoile pour me guider. Au plus fort de la tempête j'ai gardé ton idée alors, quelque chose dans le reflet de tes lueurs s'en est venu me réchauffer.

Damnit Crocket, Dieu que la vie est mal faite, qui fait de ces destins ignorés des étoiles filantes que nul n'a détecté... Tu t'éteindras peut-être un jour, ou bien continueras-tu d'exister, mais de ton vivant jamais au grand jamais, tu ne récolteras l'amour et la reconnaissance. Tout juste variable d'ajustement, combustible prêt à brûler, tu es le pétrole qui nourrit ce système. Ce que tu traces de beauté dans la soie du silence, sur le velours du temps, personne n'en sait rien à part peut-être moi.

Tu dois Vivre Crocket, Damnit Crocket, les jambes comme la tête, tout doit exister, pour qu'un bonheur futur reste possible, que la souffrance possède un signe. Car ce sont les êtres comme toi qui font de la douleur un sillon de beauté.

Mordor



Je vais te montrer quelque chose
Viens visiter l'âme honnie
Sombre et sans reflet
Je suis la terre accidentée aux reliefs déchirés
Je suis la nuit si froide qu'elle glace les aurores d'argent

Au sein de la souffrance, si tu oses avancer
Je donnerai aux palpitations de ton cœur
Le rythme de lucidité
Couleur de la mélancolie
Tu verras la beauté
Des mondes anéantis

Es-tu capable d'aller loin, si loin
Que la froideur n'est que chaleur
Et que se lient les opposés?


Je t'emmènerai
Si tu veux
Dans les antiques palais de la décrépitude
Là où les pas résonnent et font tinter la solitude


Je te prendrai la main
Et te ferai toucher les sabliers du temps
Où chaque grain renversé figure une chose
À toi jadis et confisquée

Je t'enfermerai dans l'isolement de mes pensées
Dans les vertiges abyssaux
Dans les fonds renversés
Où jaillit cette source
Qui donne à la vie de ce monde
Des formes si précieuses

Voudras-tu venir avec moi
Et puis surtout rester
Lorsque l'obscur te bordera
Et obstruera tes yeux
Lorsque l'amour te manquera
Et trahira tes voeux

Si tu demeures alors encore un peu
Juste un peu plus que d'autres
Tu trouveras dans mon pays de mort
Des joies sans bruit d'éternité
Des fragments de bonheur
Dans le temps aboli

Mais tu devras te réciter
Ce mantra qui est mien
Et guide mon destin:

Du tourment des lucides
Emerge la beauté

lundi 14 janvier 2019

Transe lucide

Si l'âme était un ciel
Où se déversent un à un
Les souvenirs trop lourds

Un orage infernal qui forme les torrents et dévore les jours
De ceux capable de manger les humains et les fleurs
Et ces choses fragiles au vénérable coeur...

J'aimerais être ce ciel qui se défait de tout et gicle sur les faces
Pour sans vergogne aucune éclater en sanglot tout contre la surface
De cette terre où l'éther se mélange en des passions boueuses
Et voir le sol enfin se recouvrir d'une marée glorieuse

L'eau pure du ciel descend pour se souiller
Et l'âme trans-lucide y vient alors mouiller
Les gestes d'un destin livide
Le fil élimé de la vie qui n'est que long suicide

Et la musique monte et s'élève
Comme nouvelle sève animant les cieux tristes
Tandis que la pluie lave la bouche sale où s'enkyste
Les mots que docile on avale comme un liquide amer

Un univers se meurt
Pour que vienne autre chose
Peindre en neuves couleurs
Des horizons d'osmose

Car il est temps enfin
De s'offrir à la faim
D'une nature dévorante
Qui d'hier, patiente,
Ourdit ce qui sera demain

Peut-être est venu le temps de la mise à mort
Que le taureau prête le flanc au pieu qui le perfore
Ce temps est indecent
Qui d'une main reprend l'indéfini trésor

Je ne sais si le chemin parcouru
Aura fait avancer la vie vers son inaccessible but
Mais chaque larme bientôt sera tarie
Et même les cieux larges
Inévitablement seront arides

Bientôt plus un mot qui ne dégouline
Pas même la finesse d'une discrète bruine

La messe est dite
L'âme en liesse s'effrite

Le dernier point efface l'histoire qui fut contée
Pour de nouvelles traces aussitôt enfantées

mercredi 9 janvier 2019

Hors du vieil alphabet

Pessoa écrit un jour qu'écrire était sa manière d'être seule. Je crois que je peux m'identifier à cela. C'est aussi ma manière de tuer le temps, d'accompagner l'écoulement de son flux dans la chambre vide du futur. J'écris comme on ponctuerait l'existence, pour se montrer que quelque chose s'est bien passé, que quelque chose a bien eu lieu, malgré l'inaction ou le manque d'engagement, malgré le refus de choisir et l'infinie délibération. Faut-il exister, oui ou non? Être ou ne pas être? Et qui a déjà sérieusement répondu à la question? Une chose est sûre ce n'est pas moi, moi qui peint sans relâche chaque lettre de cette interrogation sans âge, moi qui trace si passionnément la courbe des points d'interrogation, le sillon de ces lettres...

Il ne faut pas que la musique cesse. Et pourtant, je sais que je cesserai d'écrire, bientôt, d'écrire pour ne rien dire, pour simplement chanter le temps qui passe, et le sentiment d'exister. Le silence qui déjà s'allonge entre les battements de mes frappes sur le clavier, annonce celui, trop long, qui viendra. Celui qui ponctuera sans marque et sans nul alphabet, le sommeil qui ne viendra pas, le manque de volonté, l'hésitation, le doute et les ruminations sans fin d'une raison qui cherche à se résoudre dans l'acte de défaire chacune des prémisses du raisonnement.

Musique puisses-tu ne jamais cesser. Et si la vie refuse de tenir dans le vieil alphabet, alors que mon coeur, que mes pensées, que mes idées, battent pour toujours le tempo du destin, qui va tambour battant. Dans le bruit ou les silences, il y a toujours quelque chose qui passe et s'en va son chemin, comme d'ineptes actes illustrent les destins sans signe, qui gisent bien en-deçà, au fond des mélodies qui ne se chantent que pour soi.

Ces mots ne sont rien, rien d'autre que le tapotement de mes doigts sur le bureau d'un soir qui s'étire. Et que sait-on de la musique entendue, lorsqu'on observe quelqu'un battre d'ennui le rythme qu'il a en tête? Tirer de ses abysses sans fond, à l'aide des formes qu'adoubent les grammaires, voilà ce que c'est qu'être un pécheur de vide. Nous cherchons tous à notre manière à tirer des vacuités intimes l'objet fini et flatteur qui justifierait à lui seul le fait que nous restions sur le bas-côté de nos vies, à observer le monde nous passer au travers sans trop savoir comment, sans trop savoir pourquoi.

No country for all men

Le temps est mon obsession. J'ai l'intime conviction qu'en lui réside l'explication achevée de l'existence humaine. Tout est temps. On ne peut reconstruire ce dernier à partir d'une succession d'espaces, tout comme on ne peut reconstituer le mouvement à partir d'une suite de position. Le temps qui unit les états doit être de nature fondamentalement différente de l'espace. Et comme deux substances ou entités ne peuvent entrer en relation si elles sont de nature absolument différente, je ne peux qu'induire que l'espace est un effet du temps, un genre d'épiphénomène.

Je suis une durée, une concentration d'instants et de moments qui tissent le réseau de mon identité présente, de ma conscience. À celui qui pose un regard lucide sur cet état de fait, il ne peut y avoir que mélancolie. Car c'est toujours le passé qui se penche sur l'avenir.

À quel instant de ton effort, as-tu laissé glisser les moments forts de notre amour? Tous ces moments qui parvenaient, par leur entéléchie, à réaliser l'achèvement d'une idée, et donc à faire d'une durée, une icône hors du temps? Je ne cesserai jamais de maintenir en mon présent lucide la somme fondue de ces instants passés qui soufflent sur le cours des choses une couleur qui est la mienne. Tu as peut-être oublié les tremblements et les pleurs dans nos étreintes, le vécu extatique de ces intervalles d'amour parfait, mais je les porte en moi, à tout instant, en tous points de l'existence.

De ce passé nul retour en arrière n'existe, et le chemin qu'on emprunte yeux bandés n'empêche pas qu'une palinodie incontrôlée injecte par moments, dans le cours du temps, sa sève nostalgique qui fait de nous âmes errantes, les vagabonds sans logis, qu'un sort tragi-comique chasse sans relâche de toutes les demeures.

Comme on tresse les mondes

Il y a des choses, étrangement, que le monde semble ordonner. Et il n'est pas en notre pouvoir de refuser.

J'entends la pluie battre sur le carreau du vélux, et je sais, d'un savoir total et cellulaire, que c'est là le signal qu'il me faut écrire. Ne s'agit-il que de mon interprétation subjective, de ma propre fiction intime? Nul ne pourrait ni l'affirmer ni l'infirmer avec certitude. La certitude n'est pas de ce monde, elle se tient hors des relations, de toute atteinte, en un lieu inaccessible et secret. La vérité quant à elle n'est qu'un choix, celui d'obéir en l'occurrence à la pluie, et au message que je lui prête. Et qui s'impose pourtant comme une réalité extime.

Tout est tellement mélangé dans cette existence... Le laid dans le beau, la création dans la destruction, le positif dans le négatif. Les gens s'emplissent les poumons de l'air des morts, de la fumée qui s'échappe des crématoriums, du dioxyde de carbone qu'expirent les enfants dans le halètement de leurs jeux. Et toute la vie se nourrit de la mort, comme cette dernière se nourrit de la vie. Tout fusionne, coexiste, se confond, consubstantialité des contraires qui se dissolvent dans l'étoffe unie du Réel.

Réel... Voilà bien le pouvoir des mots, qui de la forme définie, nous parlent de l'indéfini, réalisent la prouesse d'enclore en eux l'univers au complet tout en n'étant cependant qu'une partie de ce dernier. C'est qu'à la lecture du mot: Réel, chacun fait advenir sa totalité personnelle, son grand Holos, son univers. Et peut-être le mot ne se tient-il nulle part, comme s'il ne préexistait pas à la représentation qu'il ne peut donc pas susciter, puisqu'il en est une émanation...

À quoi se résume l'essence des objets? Il me semble que tout n'est qu'image que l'esprit fait tenir dans un flux de conscience qui peut varier, métamorphosant ainsi les objets et avec eux l'univers (image ultime qui voudrait les renfermer toutes, mais l'entreprise est sans espoir). Amas de cellules, chairs, muscles, atomes, quarks liés par des forces qui ne sont qu'images de ce qu'on ne saurait saisir. Que sommes-nous?

Au final ne restera que l'histoire que chacun se raconte. Comme dans un roman, d'aucuns suivent avidement le même fil narratif, celui-là même qui pousse leur volonté à habiter la seconde à venir. Tandis que d'autres parcourent la même scène à travers d'infinis points de vue, sautant d'un narrateur à l'autre, tressant ainsi les mondes dans le cours d'un destin.

C'est peut-être pour tout cela que la métaphysique est le domaine privilégié de la mélancolie, parce qu'on y est libre de croire en tout - et même que les choses auraient pu être autrement - sans plus avoir à prétendre qu'il y ait un quelconque savoir.