Arrive un stade où la vie ne semble plus rendre aucun son. On a beau marcher le long des jolis quais de la Garonne, avec le soleil étincelant sur l'épiderme fluviatile, tous ces éclats d'en haut nous sont des larmes qu'on n'a su pleurer...
Même le pas, qui pourtant porte par-delà l'instant, n'est que le métronome d'une musique qui ne veut pas commencer, qui s'est peut-être comme annihilée de bonheur dans la projection de sa fin.
La ville ne semble offrir que des docks, gris, couleurs de pierre sale, avec la rouille des containers incrustée dans chaque image. L'air a les odeurs de choux qu'ont certaines cantines le matin, et même les murs blêmes ont la mauvaise haleine.
Une baleine sortirait des flots de ce port fluvial, je n'en serais ému. Peut-être cela me divertirait-il, l'espace de quelques pas, dans la scansion de rien. Peut-être mes yeux avides de nouveauté iraient-ils boire le spectacle improbable avant de se rappeler tout ce qu'ils ont déjà vu, des centaines de fois, cinématographie du monde charriée par fibre optique, au goulot des prises murales.
Bordeaux maritime, ô combien sonne exotique ce nom à mes oreilles -- qui jouent les portes grinçantes entre l'enfer forain et l'intime Géhenne --, et néanmoins le claquement de ma semelle retentit dans l'espace vacant d'un quai de vieux pavés dégueulant la grisaille sur des bâtiments d'industrie. Même au soleil ces quais sont gris.
C'est tout de même pathétique, je veux dire: reléguer comme ça le monde à un décor de tragédie, la sienne, qui n'intéresse personne et que l'on visionne à longueur de journée parce que presque plus rien ne nous pousse à agir... Mais c'est ainsi. Les gens des accessoires pour des metteurs en scène tyranniques et sans espoir, qui ne savent agencer un espace qui parle de bonheur dompté. Le bonheur, est dans la dissolution des espaces ordonnés, des conventions, des files d'attente, des chemins tout tracés où tout un chacun s'engouffre prisonnier. Le bonheur dans l'éclatement de la scène, dans l'envers du décor -- pour peu que l'on parvienne à ignorer qu'il fait aussi partie du spectacle. Si l'on savait se contracter dans un présent absolu alors... Peut-être serions-nous heureux, puisque sans existence.
Je travaille, toute la journée, et quand je prends des pauses je ne sais plus me reposer. Je pense à la reprise, je suis déjà entièrement dans cet après. Il n'y a aucun répit: juste l'interminable répétition du même cycle dont l’interruption même n'offre aucun réconfort -- car elle n'en fait que trop partie. J'existe dans une distance impalpable où se délite tout entreprise: ma conscience s'étire, antérieure au Big-Bang et presque postérieure à l'univers en cours. Je gis, dans une durée si vaste qu'elle me réduit à un point sans surface, position jamais occupée, idée, concept, et puis que sais-je encore. La conscience ne fait que s'étirer, d'un bout à l'autre de la connaissance, elle est le monde, elle est le Tout qui manque le Réel.
Les couples, corsetés dans leur costume dominical, se tiennent la main en léchant les vitrines -- car les magasins ici ne ferment plus jamais. Ils continueront plus loin, peut-être jusqu'au pont, tout au bout de l'allée. Puis ils feront demi-tour, iront rentrer chez eux, préparer le repas, échanger quelques mots, visionner un feuilleton, faire l'amour, éteindre pour tout recommencer. En quoi cela constitue-t-il une alternative? Dimanche est déjà un Lundi, Lundi déjà toute la semaine: il faudrait qu'elle naufrage, idiote heptagonale, dans un oubli de soi pour que se détricote enfin cette route monotone. Je pense à tous ces étudiants, jeunes et moins jeunes, qui tapent contre les murs de leur cerveau, Vendredi et Samedi, à intervalles réguliers, réclamant, comme ils peuvent, à ce que leur ouvre un empathique geôlier. Ce ne sont que leurs mains qu'ils brisent par leurs coups répétés, et la porte vers l'Ailleurs demeure sous leurs yeux, grande ouverte, sans qu'ils n'osent regarder... Alors... Alors ils trouent leur cœur pour que le poison qu'ils y mettent puisse s'évacuer -- et tout recommencer.
Des pauses, dans un grand flux linéaire de vie: Clotho les a baisé sans qu'ils n'aient rien sentis.
Marcher est harassant, toujours plaquer un rythme décomposable à l'infini, en une suite ordonnée de gestes récurrents menant de rien à rien. S'arrêter, les coudes sur la rambarde en bois, faisant face à l'autre rive, lointaine et pourtant déjà là. Les bateaux vont bon train, découpent dans l'eau agitée leur sillage d'écume bien vite ravalé. Eux aussi scandent un seul rythme. Interrompu, bien sûr, par le roulis du sommeil nocturne, rythmé, lui aussi, par une inlassable houle -- du moins qu'on juge ainsi, peut-être injustement. On a peut-être cru, une seconde ou deux, qu'ils pouvaient être heureux, ces bateaux. Pourtant ils sont pareils à nous, attendant leur refrain dans l'éternelle rengaine de tout. Ces maudits refrains geignards, qui brisent le couplet unique, et nous ramènent à eux aussi sûrement qu'un ressac de grand coefficient. Ad nauseam. Si bien que nous sommes tous les sales refrains d'une chanson usée.
On a bien tenté de semer quelques idées dans l'alme flanc des eaux, mais rien ne demeure à flots, les songes coulent vers les fonds limoneux, épousent une vase incolore, ballottée mollement. Même les images n'ouvrent aucune brèche dans l'implacable réel monochrome... Pas moyen de suivre une histoire, de tisser sa toile sur l'écran des choses et d'y projeter l'Inconscient qui rêve d'autres temps.
Autres temps... À quoi bon. Un temps, un rythme. Un rythme, un cycle. Et tout cela s'enroule autour de soi en faisant du sur-place. On est peu différent à soixante ans qu'à vingt... On a simplement beaucoup trop de souvenirs pour s'émouvoir encore.
Heureusement qu'ailleurs, un doigt pressera le bouton stop. Dans la matrice à faire des mondes, une ligne instrumentale alors cessera. La bobine finira sa rotation, la bande magnétique sera rendue à son insignifiance -- et c'est tant mieux. Même les tubes finissent par ennuyer.