La vie est une chose formidable. Alors que la flèche du temps ne semble suivre qu'une et une seule direction, irrémédiablement, la vie d'un homme peut quant à elle s'écouler en totale violation avec cette loi pourtant fondamentale de l'univers. Damnit Crocket se retrouvait dans le petit appartement, recroquevillé sur l'ordinateur bon marché qui ne cessait de s'éteindre tout seul à cause de la chaleur qui provoquait des court-circuits, et réintégrait la sempiternelle rédaction des lettres de motivations pour toutes sortes d'emplois pour lesquels nul humain sur terre ne pouvait avoir un quelconque appétit. Peu d'entre nous ont connu des camarades de jeunesse qui rêvaient dans la cour de récréation de devenir technicien de surface ou bien encore manutentionnaire de nuit pour la grande distribution. C'était pour ce dernier poste que l'individu esseulé tapait frénétiquement sur les touches du clavier d'ordinateur. C'était un emploi sans horaires fixes, pour lequel vous étiez amenés à être appelé la veille pour le lendemain, en fonction des besoins, pour un travail nocturne harassant. Crocket pianotait sur le clavier et, pendant de longs moments, observait le monde par la fenêtre, à travers les rideaux gris et blancs qui ne parvenaient pas à filtrer toutes les couleurs invraisemblables d'une nature en fleur. Entre les immeubles, quelques taches chromatiques parsemaient le paysage d'un rappel aux humains oublieux. Il restait des minutes entières le regard fixé sur l'espace vacant au dehors, à se laisser bercer par le frémissement des feuilles et le sifflement du vent qui trouvaient leur voie dans la jungle de béton. Puis les frappes reprenaient, nerveuses sur le clavier du pc. Damnit semblait enfoncé dans un sommeil profond proche du coma, son visage était figé dans une moue où se mêlaient à la fois le désespoir et le dégoût.
Il restait au duo à peine quatre mois de chômage environ, avant que la misère ne vienne frapper de nouveau à la porte pour le prendre par la main, l'invitant à baguenauder dans les rues et dormir à la belle étoile. Une fois la énième lettre achevée, Damnit Crocket se leva du clic-clac et tourna en rond dans le petit studio, de petits ronds d'un mètre cinquante de diamètre environ. Il s'approchait ensuite de la fenêtre, écartait un pan du rideau et plaquait son front sur le verre, le regard vide et exsangue. À ce moment là, Damnit aurait voulu murmurer à sa moitié: à quoi bon, à quoi bon continuer à vivre comme cela, mais il gardait le silence, par respect pour la somme d'efforts que le grand homme avait fournis jusqu'à présent pour les maintenir à flot dans la grande compétition à l'emploi qu'était le monde moderne. Les deux entités restaient face au présent englués dans le même sentiment d'amertume, comme si ça n'avait pas toujours été ainsi, qu'une autre vie était possible et qu'une vague mémoire persistait en eux de ces instants, rémanente et douloureuse. Lorsque Crocket se retourna, son regard se posa sur le couteau de cuisine, mais pourquoi se trouvait-il toujours dans son champ de vision! En une seconde il vécut mille fois la scène qui le voyait saisir le couteau, calmement et décidé, puis tirer la langue qu'il s'attelait à trancher doucement, d'un lent mouvement de va et vient maîtrisé, sans un cri. Il n'y avait pas de douleur mais seulement la sensation de la lame qui glisse et fend la chair, comme s'il demeurait étranger à cet organe, et peut-être à son propre corps.
Pour la première fois depuis des mois, Crocket sembla se se plier sous un poids trop lourd, il peinait à se tenir droit et colla ses avant-bras à la fenêtre en reposant sa tête entre ses mains. Pas de réveil demain, pas d'obligations, rien d'autre que le temps qui s'écoulerait, le bruit des autos au-dehors, plus présent aux heures de pointes, lorsque les gens vont au travail ou en reviennent. Il n'y aurait rien que le lent passage du soleil qui faisait bouger les ombres imperceptiblement. Pourtant Damnit Crocket percevait chaque variation de la luminosité, il sentait par tous les pores chaque seconde écoulée, comme une offense faite à sa nature intime. Damnit n'avait pas besoin de prendre la parole, tout son spleen dégoulinait sur ce moment atone, et formait une avalanche qui menaçait de les enfouir pour de bon. L'entité double se mordit les lèvres, prit sa carte de crédit et sortit dehors, résolue, en direction du supermarché. Il fallait acheter beaucoup d'alcool, beaucoup beaucoup d'alcool, que cette soirée ait une raison d'être vécue. Damnit affichait la mine des mauvais jours, même cette perspective ne suffisait pas à attiser en lui la zone du bonheur. Tout juste parvenait-elle à atténuer la souffrance d'un destin qui se résumait à des lignes blanches entre les paragraphes d'un curriculum vitae, des lignes blanches qu'on inspirait par la narine, comme un grand souffle de liberté.