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vendredi 4 février 2022

Les paupières closes

Poème retrouvé au hasard dans un coin de cahier...

 

Et moi, suis-je encore capable d'écrire

Quelque chose digne de déranger les halls silencieux de dame Éternité?

Fond de verre au teint pourpre de tanin,

Voilà qui me rassure loin de la pulpe de ta main.

Je lis, des arguments bien formulés;

J'use de raison, calcule -- péroraison...

J'en oublie même à révasser.

J'ai les ides géométriques et je ne sais plus faire d'images.

Je n'use de parole que pour dire quelque chose

Et j'inhume, inconscient, de trop puissants langages.

Que reste-t-il à espérer?

Qu'un gestionnaire affairé ordonne ma liberté,

Qu'il structure le réseau de mes veines

Et que mon sang serve au projet...

Qu'on me dise où m'asseoir, et comment exister...

À qui prendre la main pour former une suite continue d'un signifiant ensemble.

Que plus un lendemain ne gise au fond du cendrier

Dans le sperme séché, et les paupières closes.

samedi 2 octobre 2021

Paquet d'atomes effrayé

Inexorablement, avec une lenteur appliquée, ceux que l'on nomme humains me tuent, arrachent de moi, un à un, les morceaux de mon amour, piétinent le cadavre putride de cet espoir qui s'est déjà, depuis longtemps, détaché de ma peau. Je ne parviens plus à faire preuve d'empathie, à ressentir ce que mon supposé congénère est censé ressentir face au monde qui l'enceint. Après avoir réduit à l'esclavage les noirs durant des décennies, après avoir colonisé ou envahi des pays arabes, j'entends certains oser m'affirmer que leur culture est en danger, que des hordes de musulmans viendraient mettre en péril la fine fleur de la civilisation occidentale, son raffinement subtil et sa généreuse élégance. J'entends gronder dans leurs bouches le nom de la haine. Des gens n'ayant jamais même songé au concept de vérité une seule seconde dans leur vie se mettent à parler au nom de la science, donnent des leçons, interprètent les données (après les avoir soigneusement sélectionnées), affirment haut et fort ce qu'ils savent, ce qui est vrai, absolu, sans aucun doute, fustigeant ainsi toute la horde des barbares et ignorants, complotistes (puisque enfin, c'est bien connu, l'histoire ne connaît aucun complot, il n'y a pas d'intérêts qui trament dans l'ombre pour asseoir leur domination, tout cela se saurait), anti-vaccins, tous ces gens sans raison qu'il s'agit d'éduquer afin qu'ils puissent voir, enfin, l'étincelante vérité en face.

Tous ces gens qui ne se sont jamais soucié de science se réfugient désormais en son temple comme en une église nouvelle, plus respectable que les anciennes religions, plus démocratique puisqu'elle a pour elle le privilège de la démonstration, et pour cela plus légitime à se montrer totalitaire. Ils ne connaissent pas la différence entre induction et déduction, entre la vérité comprise comme cohérence logique ou adéquation à la chose, mais ils savent qu'ils sont du côté de la vérité, qu'ils croient intemporelle, sans histoire, éternelle, et comme des fanatiques aveuglés par la foi sont prêt à purifier les colonies de cloportes sans âme de tous ceux qui doutent, contestent, mettent en perspective, ne posent pas genou à terre devant les arguments d'autorité de ce nouveau clergé laïque.

Il faudra bientôt que j'injecte leur fausse ambroisie dans mes veines pour mériter de vivre parmi eux, pour respirer leur air, pour être pris au sérieux, pour m'élever du mépris où je séjourne, pour avoir même le droit de demeurer esclave...

Je crois que je peux dire aujourd'hui, humanité -- certaine humanité du moins mais si tristement hégémonique --, que je n'ai plus d'amour pour toi, et que j'en perds jusqu'au respect qui devrait être acquis pourtant. Je suis maudit par le fait d'être trop rigoureusement logique, de discerner vos biais cognitifs, vos antinomies, les angles morts de vos pensées, de suivre le fil dialectique jusqu'à un point que vous semblez ne pas pouvoir imaginer. Pourtant, je ne fais qu'écouter vos propos, tirer les conclusions qui découlent de vos postulats, je ne fais que vous montrer l'absurde où mènent vos amorces de réflexion. Pour cela vous me haïssez. Certains seraient prêts, même, à me crucifier sur place s'ils en avaient l'autorité. Oh mais cela viendra humains, cela viendra. La liberté est une somme de paragraphe dactylographiés qu'une simple ordonnance émende prestement. Il y a bien des manières de se débarrasser d’ennemis, comme laisser mourir chez soi celui que l'on assiège, jusqu'à dessèchement totale de l'âme, épuisement des corps.

De plus en plus, je pense à vous laisser, avec les salvatrices piqûres de votre industrie pharmaceutique et son altruisme débordant, avec vos codes barres que vous devriez directement vous faire tatouer sur les fronts pour plus de commodité, avec vos Zemmour, votre vérité qui est le nouveau Dieu sans concept -- un simple mot dans votre bouche --, avec vos jugements binaires qui ne peuvent que découper le monde en Bien ou en Mal, avec votre amnésie pathétique, avec ces mots qui vous servent de crucifix pour conjurer des vampires inventés, avec votre égoïsme d'ignorants, votre culture supérieure, vos droits de l'homme universels -- c'est sûr que c'est pratique de définir soi-même qui entre ou non dans le champ de bataille de la grande humanité --, avec votre planète en flamme qui pleure silencieusement, sanctionne vos croyances -- quand le voyant d'alerte se met à clignoter il est plus simple de taper dessus, et de hurler qu'il dysfonctionne.

Au fond, j'aimerais que vous partiez, que ce soit vous qui débarrassiez le plancher, que vous déménagiez votre cirque plus loin, sur quelque autre bras de galaxie, mais je suis capable de reconnaître l'échec où il est: capable de voir que nous sommes une infime minorité à penser, à réfléchir, à ne pas chercher refuge dans des palais de certitude d'où l'on pourra affronter son voisin honni, à ne pas vouloir imposer ses choix aux autres, de gré ou de force, à ne pas être en permanence si effrayés... Car au fond voilà ce que vous êtes, de pathétiques paquets d'atomes rongés par la peur.

mardi 30 mars 2021

Stupide éternité

S'il pouvait pleuvoir en plein soleil, sans l'apparition d'un seul nuage, tomberaient alors de fines gouttes de liberté que je capturerais sur ma langue étirée, la bouche grande ouverte. Qu'il me serait doux alors de n'avoir plus de maîtres, pour une poignée de secondes, avant que cette liberté se transforme en poison, avant qu'elle ne m'étouffe et me noie par son débit continu.

Et si, me disciplinant moi-même, jour après jour, je parvenais à ne récolter de ce précieux nectar, que la seule quantité congrue, juste ce qu'il faut pour trouver l'équilibre de la pure autonomie?

Mais cela n'est qu'une idée... Dans cinq minutes je devrai prendre la route pour me rendre à mon "travail". Payer moi-même l'essence nécessaire à l'effectuation du trajet qui sépare ma liberté relative de l'enfermement. Et je me dis alors, dans un éclair de lucidité, que ce sont mes larmes que l'on met en bouteille et qu'on finit par vendre, moi qui les ai pleurées pour trois fois rien.

S'il pouvait pleuvoir en plein ciel bleu dénué de nuages, horizon azuré sans porte de sortie, je me tiendrais tout nu sous le radieux déluge, jusqu'à ce que pluie et larmes recouvrent mon visage et bouchent l'orifice par où j'inspire l'air qui reconstitue malgré moi la force de travail que je suis, pour le restant de ma stupide éternité.

S'habituer

En savourant la liberté présente, je pense aux heures qui suivent, à la captivité en ces murs où se construit pourtant ce que l'on ose encore nommer la vie humaine, son œuvre et l'épanouissement.

Dehors le soleil printanier s'accroche aux façades des immeubles, à la peinture des tôles, à toute cette modernité qui sait faire de l'architecture urbaine un hétéroclisme fonctionnel sans souci esthétique. Tout cela est-il bien fonctionnel? En quoi ces enseignes criardes, qui hurlent en grosse lettres leur dépendance à l'argent contribuent-elles à lubrifier mon quotidien, à rendre la vie plus aisée?

Le soleil est là, couvant de sa main ferme l'ensemble des outils humains comme une possession qu'on enserre et pourrait étouffer. En cet instant j'aimerais... Que le soleil resserre sa prise sur ces stériles érections, au sein desquelles les âmes comme une semence contenue s'étiolent sans sortie.

Tout ce printemps sexué appelle à lui les êtres, les corps animés, le conatus de chaque entité afin que se déverse en lui l'énergie de notre intention de vivre, tout ce débordement du présent qui se déverse en futur.

Mais beaucoup seront, comme moi, contenus dans les murs de la "réalité", l'unique possibilité laborieuse de nos destins. Je pense à ces gens qui, là-bas, participent de cette humiliation quotidienne, se croisent et se détestent, s'adressent à peine la parole dans un tremblement de leurs nerfs qui fait de leur métabolisme une bombe à retardement qui chaque soir implose dans le ressentiment.

Tous les jours, se tenir dans le champ de l'hostilité, sentir les regards mauvais qui éraflent la nuque, arrondir le dos pour que la moindre once de pouvoir puisse vous passer dessus sans trop garder séquelle, sans qu'explose la tension contenue et que le corps exsude, d'une manière ou d'une autre, les soirs et les week-ends.

Je pense à tout cela et par contraste avec ce soleil au grand ciel bleu, symbole de l'évasion et de la liberté, quelque chose se noue à l'intérieur de moi qui fige une circulation de ma gorge à mes tripes. Ce n'est pas qu'un mauvais moment à passer, c'est la condition de chaque jour, de chaque semaine, des années à venir.

Sourire saluer, souffrir s'abaisser, s'habituer, panser les plaies le soir, l'alcool est fait pour ça, ne pas devenir fou, ne pas blesser les autres, ne pas penser, avaler son café, ça remplace le sommeil, sourire saluer, souffrir s'habituer, s'habituer, s'habituer, s'habituer, s'habituer, s'habituer, s'habituer, s'habituer,    s'habituer,              s'habituer,                               s'habituer,                                  s'habituer,                                                            s'habituer,                                                                               s'habituer,                                                                                                          s'habituer,                                                                                                                  s'habituer,                                                                                                                    ...

lundi 22 mars 2021

Liberté et déterminisme: l'heur du choix

Considérations spatiales sur le choix dynamique

 

Bergson nous explique de manière originale les biais cognitifs à l’œuvre lorsque nous raisonnons à propos du libre-arbitre. Nous avons systématiquement, dit-il, tendance à nous représenter le choix comme un chemin qui atteint un carrefour où plusieurs embranchements sont possibles, et parmi lesquels l'un d'eux est finalement élu. Le problème avec cette image, nous dit-il, réside dans le fait que nous représentons par là de la durée dynamique par de l'espace figé. C'est à dire que nous cherchons à reconstituer la durée, le mouvement, par la juxtaposition d'instants que l'on va relier entre eux pour former une trajectoire. Or, dans le cheminement du choix se faisant, les embranchements possibles ne sont pas encore tracés et donc, contrairement à ce que nous laisserait croire la représentation spatiale d'une trajectoire, le nombre des possibles est totalement ouvert et indéterminé puisque n'importe quel évènement survenant, n'importe quelle réflexion surgissant, peut soudainement ouvrir un horizon imprévu à l'individu délibérateur.

Les tenants du déterminisme, comme ceux du libre-arbitre, tiennent cette représentation spatiale du temps écoulé (et non pas du temps qui s'écoule) comme légitime et s'appuient sur elle, les uns pour affirmer grossièrement que "le chemin a été tracé ainsi; donc sa direction possible n'était pas une direction quelconque, mais bien cette direction même", les autres pour rétorquer que "avant que le chemin fût tracé, il n'y avait pas de direction possible ni impossible, par la raison fort simple qu'il ne pouvait encore être question de chemin". Bergson enfonce le clou en résumant les deux positions à une tautologie: "l'acte, une fois accompli, est accompli" et de l'autre côté: "l'acte, avant d'être accompli, ne l'était pas encore" (Essai sur les données immédiates de la conscience).

Bergson cherche à sortir la réflexion sur le sujet de sa structure spatiale afin de la réintégrer dans un paradigme temporel (ou plutôt de la durée pour être plus précis). Dans ce cadre là, c'est la métaphore musicale qui s'impose car chaque instant contient la mémoire de tous les instants passés puisqu'il existe une compénétration totale des états de conscience dans le présent qui s'écoule. Ainsi, la note de musique que l'on entend à un instant t ne prend toute sa valeur que par l'ensemble des notes jouées auparavant, leur timbre, le tempo, etc. On voit donc que l'individu qui délibère est une création continuée qui se métamorphose à chaque instant par le devenir. Puisqu'il synthétise les états de conscience passés (notons ici que parler d'états comme s'il s'agissait d'unités distinguables des autres et que l'on peut juxtaposer est une représentation captieuse car spatialisante de la durée qui n'est que "le progrès continu du passé qui ronge l'avenir et qui gonfle en avançant"), le présent est une nouveauté permanente, en fait il faudrait préciser qu'il n'a pas d'état stationnaire. De la même manière il est impossible de résoudre le paradoxe de Zénon en divisant le temps par des instants ou le mouvement par des distances.

Bergson conclue de cette nature dynamique de la durée qui, en outre, se complexifie sans cesse à mesure que s'interpénètrent des états (nous continuons d'employer ce terme par commodité) antérieurs dans le présent d'écoulement, par l'existence du libre-arbitre en tant que nulle cause extrinsèque ne vient déterminer la volonté humaine qui ne consiste non plus en un choix, mais en une création. On peut trouver là un point de doctrine intéressant de l'auteur vitaliste mais la conclusion semble néanmoins un peu hâtive. J'aimerais l'examiner plus en détail en analysant finement l'acte de délibération dans sa nature, son objet et sa structure.

 

L'analogie du calcul

 

J'utiliserai ici une autre analogie qui sera celle du calcul. Il semble commode et adéquat de considérer la délibération de la volonté sur le modèle du calcul qui s'opère sur des valeurs déterminées. En effet, lorsqu'on se place dans une situation de choix, nous sommes guidés par le désir d'opérer le "bon" choix pour nous, c'est à dire qu'il s'agit de pondérer divers scénari possibles en examinant leurs conséquences à plus ou moins longue échéance afin d'actualiser un possible qui nous apparaît comme le meilleur. Comment donc s'opère ce jugement? Puisqu'il s'agit d'une pondération, il semble logique que cette opération soit un acte de comparaison entre des flux conséquentiels auxquels on attribue une valeur, une quantité de bénéfice, qui sera précisément mise en concurrence avec les autres. C'est donc le scénario qui récolte le plus grand score qui sera poursuivi, ce score étant constitué par l'attribution d'une valeur déterminée correspondant à la compatibilité dudit scénario avec un ou des critères de référence. Par exemple, si les critères de référence lors du choix d'un métier sont l'aspect financier et la sécurité de l'emploi, il s'agit de déterminer dans quelle mesure tel ou tel métier maximise ou minimise l'accord avec ces critères de référence. Si ces critères sont contradictoires, il s'agit d'opérer la différence entre la valeur des deux critères en plaçant en premier opérande celui qui est jugé plus important. On voit bien alors comment l'exécution d'un choix implique un ensemble de valeurs imbriquées les unes dans les autres, de manière potentiellement fractale, formant une hiérarchie. La valeur d'un scénario peut d'ailleurs subsumer sous un critère différent la conjonction de multiples autres critères. Dans notre exemple on pourrait par exemple imaginer subsumer la sécurité et la richesse sous un troisième critère qui serait le temps libre, l'individu délibérant alors sur le meilleur équilibre entre les deux premiers critères, celui qui les maximiserait tout en conservant une quantité satisfaisante de temps libre.

 

Une des caractéristiques des mathématiques et plus précisément du calcul arithmétique est la contradiction entre une opération de nature médiate, c'est à dire temporelle, et la nécessité qu'elle s'applique à des entités anhistoriques et atemporelles que sont les valeurs. L'existence même de l'unité (mathématique, quantitative) requiert l'éternité figée de l'espace atemporel qui seul peut produire l'illusion de l'identité (le nombre 2 par exemple ne doit jamais différer de lui-même d'un instant à l'autre, il existe dans l'éternité). Un nombre, une unité n'a pas d'existence historique, elle est éternellement identique et ce de manière nécessaire. Pour qu'un calcul soit possible, il faut qu'il s'opère sur des valeurs immuables et permanentes, qui ne changent pas entre l'instant où l'on a entamé le calcul et celui où nous le terminons. Or les valeurs que nous manipulons lors d'une délibération sont les produits d'un jugement, c'est à dire des quantifications d'états de conscience différents. Et il n'existe pas un état de conscience identique à un autre puisque la relation qui unit le sujet à un objet n'est pas la même à un instant t qu'à un instant t+1. Pourquoi? Parce qu'à l'instant t+1, le sujet contient en lui (par sa mémoire) l'instant précédent et qu'il s'en trouve par là modifié (rappelons nous de l'image musicale). De là, il n'y a qu'un pas pour affirmer que même l'objet s'en trouve aussi modifié, si tant est qu'on le considère comme une projection ou  production du sujet. Autrement dit par le fait que la délibération s'opère dans la durée, par laquelle le sujet délibérant se transforme en permanence, les objets que sont les valeurs qu'il attribue à un ensemble donné de conséquences possibles se trouvent eux aussi évanescents et, loin d'être des valeurs déterminées dans un espace atemporel, sont le fruit d'une création continue.


Par conséquent, la délibération considérée en tant que calcul (donc soutenu par une conception déterministe de la volonté) est impossible dans la durée. C'est peut-être pour cela que nous hésitons tant à prendre une décision importante: parce que nous ne cessons d'être transformés par la réflexion d'objets qui, à mesure que nous les réfléchissons, n'ont de cesse eux aussi de se métamorphoser, rendant toute comparaison diachronique impossible. Imaginez un instant tenter de calculer 2 + 2 + 2 tandis qu'après avoir réalisé l'addition des deux premiers opérandes, le premier se met soudainement à changer de valeur... Il faudra donc se décider purement synchroniquement et ce qui permettra qu'une solution émerge, c'est que ce processus de délibération à travers lequel l'individu se métamorphose finisse par produire une liste d'objets dont les valeurs se stabilisent et soient suffisamment différentes pour qu'un d'eux emporte l'assentiment, de manière immédiate. Or s'il est possible d'imaginer que le résultat d'un calcul tel que 2 + 2 = 4 puisse exister de manière immédiate, il est cependant impossible d'imaginer qu'un calcul puisse s'opérer de manière immédiate lors même que sa nature est temporelle et médiatrice. L'acte d'opération n'est donc pas celui par lequel un choix est produit, il est cela dit le processus par lequel les valeurs de chaque option sont déterminées par un jeu dynamique qui les met en relation systématique les unes avec les autres. Ce n'est que lorsque ce rapport de force cessera d'être alimenté par des apports extérieurs (dans une certaine mesure) que l'état du système pourra se stabiliser (de manière relative). À ce moment là, c'est par un acte intuitif par lequel le sujet délibérant contemple ensemble, de manière synchronique, les résultats de chaque scénario, qu'il peut déterminer celui qui a le plus de poids dans la balance de son jugement. Autrement dit le choix est opéré avant que l'attention ne s'en saisisse et le reconnaisse, de la même manière que deux sacs de patates ont des poids déterminés avant que le marchant en prenne connaissance par l'acte de pesée.


Déterminisme ou libre création?


Mais alors, cette pondération  à l’œuvre dans l'acte de choix est-elle une opération déterminée ou le fruit d'une libre création? Autrement dit, est-ce nous qui fixons les valeurs de chaque scénario ou bien ces valeurs nous sont-elles imposées par des déterminismes divers?


Répondre à cela nous invite à s'interroger sur le fondement hiérarchique de la motivation chez l'individu délibérant. Il s'agit d'une double question: d'abord il faut examiner ce qui peut expliquer qu'une personne place tel ou tel critère au-dessus de tel autre, ensuite comment s'opère la détermination des valeurs indexées à chaque critère. Soit on considère le fait qu'aucun phénomène naturel n'échappe aux lois de la causalité et l'on accepte que l'être humain n'y fait pas exception. Dans ce cas, la hiérarchie axiologique est un produit de déterminismes sociaux, historiques, culturels, psychologiques, etc. Idem pour la détermination des valeurs. Soit on se place dans un paradigme kantien délicat qui tente de conserver le libre-arbitre tout en l'harmonisant, de manière assez mystérieuse il faut bien le dire (mais Kant l'admet lui-même à plusieurs reprises), avec les nécessités du déterminisme causal. On se refusera ici cette solution puisqu'elle repose sur un postulat ad hoc fondé uniquement sur un acte de foi en un libre-arbitre qui est considéré comme indispensable et non négociable. Nous plaçant, au contraire, dans un paradigme épistémologique il nous est interdit d'emprunter cette voie qui commande l'obéissance à un postulat hautement problématique par son caractère transcendant (au sens kantien).

 

    Qu'est-ce qu'une création libre?

 

Reprenons la position bergsonienne et tentons de comprendre par quel moyen il parvient à définir le choix comme création libre et non déterminée. Pour paraphraser cet auteur, considérer le choix rétrospectivement, c'est spatialiser la délibération en trajectoire. Le déterminisme affirme, face au constat d'une certaine trajectoire, que les alternatives n'étaient pas possibles puisque le chemin une fois tracé, il était nécessaire qu'il en soit ainsi. Les tenants du libre-arbitre affirmeront quant à eux que d'autres trajectoires étaient possibles et que le choix de tel ou tel embranchement est contingent, libre.


Il semble primordial d'opérer une distinction essentielle: il y a ici confusion entre contingence et liberté. Le hasard (ou contingence) n'est pas la liberté puisque précisément la liberté est une abolition du hasard en cela qu'elle explique une action par une (ou plusieurs) motivation qui la déterminera. Donc le libre-arbitre (si l'on s'en tient à cette position), à travers le choix, vient opérer une jonction 'causale' ou motivationnelle entre un état des choses et un autre antécédent. C'est à dire qu'il va lier un avenir à la production libre d'un choix présent que la connaissance du passé ne pourrait en droit permettre de déterminer à l'avance. Il y a bien des motivations antécédentes mais elles ne déterminent pas le choix de manière apodictique, elles ne seraient que des influences non suffisantes. Dans ce cas là, qu'est-ce qui peut bien déterminer le choix final? Et s'il faut comprendre le choix comme un acte indéterminé en son essence, la seule conséquence possible est celle de la contingence du choix. Autrement dit cela implique nécessairement que le choix en tant que création ex nihilo de volonté repose sur le chaos et le hasard, qu'il émerge du néant, qu'il est inexplicable, sans traçabilité. Mais le hasard dénoue les états diachroniques des choses pour en faire une simple juxtaposition sans lien logique, il n'est qu'une absence d'explication. Ainsi prendre la liberté pour une telle chose revient à l'assimiler à la pure contingence, au chaos, à la gratuité qui assimile par conséquent l'homme à la machine où à une irrationalité qui diffracte l'unité originaire de la conscience et projette l'individu dans un faisceau d'actions que rien n'unit entre elles, de gestes sans grammaire. Si le choix est effectivement création radicale d'imprévisibilité alors il fait de l'homme un automate régi par des lois occultes, une mécanique du chaos qui l'enchaîne à un déterminisme nécessaire mais inexplicable, irrationnel et hors du domaine de l'entendement.


Il faut bien comprendre ceci: le fait que dans la durée l'individu soit une création permanente de nouveauté et d'imprévisibilité n'en fait pas pour autant un être libre de tout déterminisme. En effet, il faut bien admettre que dans cet écoulement, dans cet enroulement de l'être qui sans cesse se transforme et grossit du passé qui vient l'enrichir dans sa totalité (par compénétration), l'état conscient parvient à opérer une unité stabilisatrice de permanence. Peu importe que cette ipséité soit le fruit d'une illusion ou d'une troncature de l'individu qui se met en suspens et s'extraie pour un moment du flux métamorphique qui le différencie de lui-même, peu importe puisqu'elle advient et rend seule possible la stabilité d'un fondement apte à produire le sentiment d'identité. Si l'identité existe et qu'une conscience se reconnaît elle-même dans chacun de ses états c'est précisément parce qu'elle n'obéit pas aux lois d'un chaos contingent et qu'elle parvient à suivre le fil de sa propre intention dans la couture de ses propres choix. Autrement, le vécu conscient ne serait qu'une juxtaposition de tronçons disparates correspondant chacun à un individu différent que rien ne relie aux autres états de conscience.


L'identité existe précisément car la conscience est la totalité des choses. Or le Tout ne peut différer de lui-même dans sa définition d'être le tout, même s'il englobe des choses nouvelles et différentes à chaque instant. N'étant pas identifiable à ses parties mais les subsumant toutes, il est toujours égal à lui-même. Donc l'état conscient en tant qu'état total permet de fournir l'assise immuable et stable nécessaire à la qualification du changement en temps que durée. C'est dans cette assise que se produit le calcul délibératif. C'est sur son fond que s'opèrent les déterminismes qui entrent en jeu, c'est à dire la fixation de valeurs à des variables (leur détermination) à des fins de calcul. Le fait que l'on ne puisse s'extraire du temps (de la durée) pour opérer le calcul avant qu'il ait lieu (c'est à dire avant que l'on puisse reconnaître et lire son résultat) a pour conséquence de rendre la délibération certes imprévisible (de la même manière qu'on ne peut prévoir le nombre d'allumettes d'un paquet avant de l'avoir compté), mais pas de l'extraire de tout déterminisme. L'individu est bien déterminé par les valeurs qu'il a fixé et qui lui serviront d'unités de calcul. Il ne sait pas encore le résultat avant d'avoir opéré ce calcul mais dès lors que les unités sont fixées, les variables déterminées, alors le choix est déjà opéré. Il ne s'agit plus que d'en prendre connaissance par un acte d'intuition des valeurs. La détermination, et donc le déterminisme, est consubstantielle au choix motivé.


    L'intérieur et l'extérieur


Bergson ne dit pas que la liberté est l'absence de détermination, mais il précise: de détermination extérieure. C'est à dire que le seul déterminisme auquel est soumis l'individu est celui qui l'expose à des causes endogènes. Mais qu'est-ce à dire que les causes qui déterminent notre volonté son propres à notre constitution intérieure, à notre nature propre et ne sont pas d'origine extérieure? Affirmer une telle chose c'est se placer à même d'opérer une nette distinction entre l'intérieur et l'extérieur. Or l'individu, comme une simple cellule, est délimité par une interface sensorielle qui le place en communication permanente avec l'extérieur. À tel point que sans cet extérieur, point d'individu. D'ailleurs, la conscience est toujours conscience de quelque chose, et comme le dit Sartre, elle est caractérisée par son rapport d'extériorité à tous les objets qu'elle vise. L'esprit se constitue par le traitement d'impressions extérieures, par l'intermédiaire des sens. N'est-ce pas là une forme de déterminisme hétéronome? Ou l'environnement perçu n'a aucune influence sur la personne qui délibère, et alors il n'y a pas d'histoire, pas de durée puisque tout est déjà donné dans l'éternel. Ou encore l'individu n'est qu'un empire dans un empire et le monde lui-même doit être conçu comme le produit d'un pur solipsisme. Pour sortir de ces deux apories, il faut admettre que l'individu est en permanence influencé par des causes extérieures qu'il synthétise en son présent par sa complexion singulière. Il constitue en lui-même une valeur ou une fonction qui traite les données extérieures pour produire de nouveaux états. Mais il est bien déterminé tout autant par son intimité (d'ailleurs façonnée en permanence par les perceptions externes) que par l'extime. Certes, cet extime est filtré et en permanence traité par le système psycho-physiologique auquel on attribue l'identité de l'individu mais qui a jamais affirmé le contraire? Dire que l'on est déterminé par les événements extérieurs n'est pas affirmer que l'on est ces choses extérieures, ni que l'influence de celles-ci sera la même sur chaque individu. Dans un monde dynamique, dans un système en perpétuel transformation, les valeurs changent sans cesse, mais il existe bel et bien une grammaire, une logique qui préside par ses lois aux interactions en cours. Si tel n'était pas le cas, c'est le chaos qui prévaudrait et nul ordre ne saurait être déterminé et encore moins perpétué par les humains. Nul homme ne pourrait plus se reconnaître en son passé et a fortiori se connaître. Si l'identité prend la figure d'un système synchronique à travers lequel le présent fait résonner en lui toutes les parties du passé vécu, il faut admettre qu'un système est un ensemble ordonné par une structure et des lois de relations entre les éléments qui le composent, de la même manière que les lois de l'harmonie règlent la musicalité des sons.

Certes, le système à mesure qu'il se complexifie augmente les relations entre ses éléments de manière exponentielle, ce qui a pour conséquence que le traitement d'une donnée nouvelle nous semble absolument indéterminé tant la complexité des interactions en jeu dans ce processus de traitement nous semble inconcevable. Mais ce qui excède les limites de notre entendement ne doit pas pour autant être jugé par nous comme incompréhensible. Nous ferions alors dans ce cas l'erreur de prendre pour une différence de nature ce qui n'est qu'une différence quantitative. La complexité de l'écheveau causal en jeu dans le système d'une identité humaine est dépendante du nombre de données à prendre en compte. Il semble légitime de postuler que ce nombre est infini ou du moins tellement élevé qu'il est purement inconcevable pour un humain. Imaginons par exemple que le nombre d'atomes de notre constitution physique compte, que leur ordre aussi, que notre situation spatio-temporelle influe, que la moindre pensée ou sensation est une donnée significative et ce dans la moindre de ses nuances, etc. On parvient très vite à un nombre de données incalculable qui correspond précisément au nombre de données du monde lui-même. Si la science parvient peu ou prou à isoler des systèmes du reste de l'univers, elle le fait sur des systèmes composés de très peu d'éléments et de manière imparfaite. Pour un être humain, le nombre d'éléments est d'emblée gigantesque et la manière dont chaque partie de l'univers influence notre physiologie d'une part et notre psychologie d'autre part ne peut être déterminée.

Mais en cela l'être humain n'est pas fondamentalement différent de la moindre entité vivante et même d'entités minérales. Prenons l'exemple d'une pierre: est-ce que les lois de la gravité s'exercent sur cette pierre de la même manière que sur n'importe quelle pierre? Bien sûr que non. Le système singulier d'agencement atomique de telle pierre va déterminer la manière singulière dont la gravitation s'appliquera à son cas. Une pierre parfaitement sphérique par exemple ne se mouvra pas de la même manière qu'une pierre de forme carrée ou carrément plate. Dira-t-on pour autant que la pierre n'est pas déterminée (tant par des éléments intérieurs qu'extérieurs)? C'est bien la constitution interne de la pierre qui va déterminer la manière dont les influences extérieures s'appliqueront à elle. Il n'existe pas une pierre identique à une autre pour laquelle des forces s'appliqueront exactement de la même manière que pour une autre.

Pourquoi n'en irait-il pas de même pour la psychologie humaine? Dire que le présent d'écoulement par lequel se constitue un choix est libre parce qu'il est le produit de "notre personnalité entière" c'est admettre que la liberté est un produit, une conséquence, et qu'elle obéit donc nécessairement à des lois de constitution qui lient des éléments fondamentaux à un résultat par l'intermédiaire d'un processus. Ces processus ne peuvent être aléatoires si l'on veut pouvoir reconnaître une personne d'une autre, si l'on veut pouvoir attribuer à quelqu'un un caractère, une personnalité. Cette causalité multifactorielle est d'une telle complexité qu'elle nous permet seulement de tirer des tendances probabilistes à la prédiction des comportements individuels, mais on voit les mêmes propriétés à l'œuvre dans la médecine qui ne peut parvenir à une stricte causalité mécanique dans la connaissance des évolutions métaboliques, non parce qu'il s'agirait là d'une indétermination principielle, mais parce que les facteurs causaux sont si nombreux qu'ils nous sont parfaitement opaques et inconcevables.

Intérieur et extérieur sont des notions purement abstraites et correspondent à des absolus idéals que nous n'expérimentons jamais. Il s'agit là d'idées transcendantes. Nous n'expérimentons jamais qu'une oscillation entre ces deux tendances, bien souvent déterminée par un point de vue arbitraire qui définit les systèmes observés par une frontière problématique, inapte à traduire la sympathie universelle à l’œuvre dans l'univers (et qui en lie chacun des éléments).

vendredi 5 février 2021

Épilogue?

 Quel monde merveilleux! Quelle époque formidable...

Ne sentez-vous pas la "densité atmosphérique" incroyable qui enserre en sa gravité sans mesure la horde des petits humains dociles, petits produits manufacturés sortis des fières usines sociales.

Quelle cure de jouvence a-t-on fait prendre à l'esclavage et toutes les formes de violence qui sont désormais des systèmes multi-étagés, d'interminables chaînes itératives où chaque cause est si lointaine de ses effets qu'il en devient presque impossible d'en retisser le lien!

Quel monde! Je respire le grand air, m'y brûle les poumons d'absurdité malsaine, je m'oint de résignation, m'enduit du suint de nos âmes paissantes dans le cours de l'éternité qui engloutira, je l'espère, à tout jamais, le moindre souvenir de cette honte que nous représentons.

Frères, aux armes!

Mais ceux qui les portent réellement, ont fait interdire l'injonction, les mots, l'idée... C'est à la racine même de l'homme que la soumission est instillée, de l'âme jusqu'à la chair.

Marchons, marchons, qu'un sang d'esclave abreuve nos sillons!

N'est-il pas permis d'espérer, au cœur de l'agonie, un ultime et nécessaire sursaut?

Amis pensons à ceux qui, peut-être, un jour futur, auront à lire dans les décombres de nos vies, le bref roman humain. Il est de notre devoir de peaufiner la chute.

mercredi 1 juillet 2020

Circulez



Je suis déjà bien par-delà ma vie.
Pas une leçon, pas un plaisir qui ne soit encore à venir.
Je n'ai rien à apprendre désormais...

Peut-être est-ce là l'accomplissement? Peut-être est-ce là la vraie vertu? J'ai parachevé mon propre néant, lui ai donné la forme définie d'un destin nauséeux. Un long chapelet de gestes insensés, de contradictions, l'histoire de désirs antagoniques.

Mon âme tourbillonnaire se souvient, ressasse encore et toujours les mêmes mélodies. C'est que le bougre est obsessionnel, jusqu'à ce point de non retour où l'âme se creuse un peu trop loin, déchire l'étoffe de sa peau, crève la profondeur jusqu'à la singularité maladive. J'ai plongé dans l'abîme et reste coincé dans l'envers des choses. Pas un plaisir qui ne soit spéculaire, infrangible et indéfiniment lointain, sous le blindage translucide de cette différence idiote.

Le pauvre ringard qui garde son amour inepte en soi, pétrifié dans un rêve qui ne peut procéder que parce que tout le reste est en sommeil... Risible.

Les souvenirs se figent dans l'ambre de l'espoir, et font de beaux bijoux à arborer sur soi. L'honneur délabré qui refuse de mourir. Risible.

Minable dormeur par lâcheté, à quel référent peuvent renvoyer tes signes? Les cheveux sont coupés, chaque liane est détachée, il n'y a plus un chemin pour remonter le temps. Mais tu conserves encore, en quelque endroit immense de ta mémoire, la possibilité de cette île engloutie... Risible.

Peut-être est-ce cela la vraie puissance? Se refuser soi-même au monde, et ne pas croire en lui. Risible.

C'est fini? Oui mais... Peut-être... Néanmoins... Quel que soit... Risible.

Je suis bien au-delà de moi. N'aurais-je été qu'une seule seconde?

Peut-on mourir encore et encore et encore? Comme je le fais avec toi... Comme si l'on pouvait convoler de deuil en deuil, chuter un à un d'étages qu'on ne soupçonnaient pas. Risible.

Les belles paroles, les beaux discours, de renoncement, de désespoir surmonté, de détachement suprême, et pour quoi? Finir toujours dans la roue, courant comme un hamster écervelé, amnésie renouvelée de négation couvée. J'enfante des futurs morts-nés. Risible.

Suis-je au-delà de moi-même, suis-je au-delà de l'amas cellulaire incurable? Y a-t-il une seule chose de louable qui soit un jour sortie de moi? Risible.

Les textes apposés sur les plaies, le bruit sur le silence trop vrai, le mensonge sur la solitude. Risible.

Combien de choses désobligeantes et vraies doit révéler cette attitude. Infantile comme face aux premières frustrations, terreur du rejet pourtant si naturel des autres. Risible.

Je suis par-delà le risible. Je me suis pris les pieds dans la vérité nue et sans atours. Dans la boucle renouvelée de mes phantasmes, dans l'infinie fragilité de cette aspiration à la puissance. Nul. Zéro. Négatif jusque dans la définition que je donne du monde. Terrorisé par cet amour abjecte de la liberté. Risible.

Comme un qui croit encore à l'absolu. Comme un qui se croit digne d'exception. Comme un qui veut être encore plus que l'être. Risible.

Comme une métaphysique bien ficelée refermée sur elle-même et pour cela défunte. Comme une ontologie qui use et trop abuse d'universalité puérile et se rassure ainsi d'un Réel apprivoisé. Risible.

Pour toujours risible.

J'avance le cœur léger, je n'ai rien à défendre qu'une poignée de vents futiles dans mes murailles acérées. Aurais-je déjà accompli mon œuvre ici? Celle d'un destin surnuméraire, inadapté, à jamais d'ailleurs et qui déteint à l'eau du temps pour demeurer exsangue et sans saveur.

Le destin des poètes maudits. Risible.

Un chemin de raté trop têtu... Mais peut-être avancé-je au-dessus du vide, sans m'en apercevoir encore vraiment, comme les personnages de dessins animés qui bientôt sentiront la chute. J'ai fait ce que j'avais à faire. C'est à dire j'ai bien tout défait, les draps de ma naissance qui feront bien office de sale linceul. Les liens que la vie s'acharnait à tresser entre moi et le monde. Entre moi et l'amour.

Je n'ai pas d'amour pour moi. Je n'en mérite aucun.

Le tribut dérisoire en quoi consistent ces poèmes ne constitueront rien dans mon parcours. Ils seront effacés comme de vilains brouillons qu'ils sont. Et toute mon existence servira de contre-exemple à des vies à venir. Voyez la belle ornière dans laquelle il ne faut pas tomber! Risible.

Mais, même cela je risque de l'avoir raté. Car qui relatera la pauvre existence anonyme d'un pur produit du vingt et unième siècle qui frénétiquement écrivait des poèmes pour se soigner de vivre... Risible.

Mérite-t-elle encore le nom de vie, cette route consistant à ne plus rien choisir, cette route à rebours d'elle-même et qui voulait trouver repos dans l'origine... Risible.

Si un dieu paternel, réalisant la honte que je constitue dans son œuvre, me prêtait une gomme capable d'effacer le train cosmique des causes de mon existence, ainsi que ses effets absurdes, je jetterais un œil dégoûté sur tout ça et n'hésiterais pas une seconde à frotter énergiquement l'écheveau contrefait de tout cet étalage de chair et de souffrance à vif, incapable de suffisamment de honte pour se draper de peau jusqu'au cou, et pour que rien de tout ceci n'affleure à la surface des choses.

Que tout reste celé dans le grand labyrinthe. Ma maison était hantée depuis le jour de ma naissance, il n'y avait pas de place ici pour la sublime vie.


Source musicale:

lundi 23 septembre 2019

Sandbox

Plus rien n'a d'importance.

J'ai tout recommencé à zéro, effacé les leçons apprises, annulé toutes les soi-disant sagesse, j'ai repris cette vie depuis son nu début.

J'avais pris au départ, un peu par défaut, un peu comme tout le monde, l'objectif d'être heureux et joué à la vie comme bien d'autres, en souhaitant valider la mission. Mais à quoi peut bien jouer celui qui a terminé tous les niveaux, atteint son but?

Alors, naturellement je reprends tout, en mode spectateur, déambulant dans les cartes grandioses, sans but et sans ennemi, sans quête et sans boussole.

L'ennui partout me guette, il n'est pas un objet acquis, pas un stage parcouru qui n'ait de quelconque valeur. Personne ne compte plus les points mais il faut avancer tout de même, continuer à jouer à ce jeu sans but, se redéfinir d'indéfinité...

La conscience prend des angles esthétiques sur ces moments ineptes, caméra obstinée qui tourne son cinéma malgré elle, braque son regard distant sur chaque évènement, raconte les mouvements d'une vie sans véritable début ni fin. Peut-on fabriquer une histoire sans fil narratif, sans péripéties ni problématique?

Ma propre voix est en off, en sourdine, c'est une voix qui n'est pas la mienne, pas celle que les autres saisissent, pas celle que j'entends sur les enregistrements. Ma propre voix est d'ailleurs.

Je suis dressé comme un chien à courir après les bons points, à remplir les exercices pour les comparer à la correction, à obéir aux nécessités des autres, incrustées dans mes cellules depuis le plus jeune âge. Je n'ai que faire de la liberté, je suis l'homme du dispositif, incarcéré depuis la naissance dans les structures sociales et les institutions. Ni dément ni dieu, à côté de la plaque, libéré hébété qui trimbale hagard ses possibles ouverts. Je suis un moyen pour autre chose, signifiant qui ne vaut que dans le jeu des conventions humaines.

Autodidacte factice qui cherche dans des genres de manuels ce qu'il doit rédiger lui-même...

Peut-on vraiment inventer quelque chose qui ne soit à l'image d'une autre?

jeudi 12 septembre 2019

Ratiocination autour du choix

Je n'ai rien su choisir et dieu que cette pensée m'afflige.

Mais qu'est-ce que le choix? Ce monde fait de phénomènes régis par les lois de la causalité devrait accueillir l'étrange entité humaine qui en serait exempt? Accepter cela serait placer l'humain hors de l'univers, en faire un empire dans l'empire des choses. Pourtant nous ne faisons jamais l'expérience de quelque chose qui puisse échapper à la causalité. Les phénomènes adviennent, les causes et les conséquences se déroulent et l'homme y prend part sans échapper à la règle. C'est évident lorsqu'on considère un homme inconscient qu'il n'est alors aucun libre-arbitre en ce spectacle. C'est bien la conscience éveillée qui, lorsqu'elle observe les évènements, redouble le cours du monde par son jugement et produit l'idée de choix.

En cela les stoïciens avaient parfaitement compris que la liberté ne pouvait constituer qu'en un consentement à l'ordre des choses. La conscience étant une durée, elle contracte sans cesse du passé (c'est à dire du non-phénomène, du non actuel) dans le présent, et dès lors ne peut aucunement être concomitante avec les phénomènes. Elle est une rémanence, un décalage, une reconstitution. La conscience est constituée d'images, de signes qui figurent les perceptions qui elles-mêmes représentent les phénomènes. Elle est par conséquent un langage, une carte produite par les formes transcendantales de l'être humain qui permet l'expérience du réel à travers ce qu'on nomme un monde. Par conséquent l'être ou la substance qui est la condition de possibilité de la conscience est aconscient, c'est une aperception adjacente au monde. La partie qui est en contact avec le monde (comme peut l'être la fenêtre avec le paysage) est donc une partie de celui-ci, soumise aux lois de la causalité. Par conséquent la responsabilité est une illusion de la conscience.

Mais on pourrait objecter que le point de contact avec le monde n'est pas la totalité de cette entité qui produit la conscience, ainsi peut-être, comme le pensait Kant, en cette dimension le libre-arbitre est-il envisageable et s'insère-t-il de quelque manière que ce soit dans le cours causal des phénomènes. C'est une hypothèse invérifiable. D'ailleurs l'ensemble de ce texte est une démonstration aux hypothèses invérifiables. J'aurais aussi bien pu me taire.

Mais je peux croire à cette histoire pour me libérer de la croyance en la responsabilité et consentir à l'état du monde tel qu'il est: faisant de ma neurasthénie une donnée nécessaire de son système.

Cependant qui croirait alors à ce jugement? Serait-ce une décision jaillie du néant, sans cause, ou bien la conséquence naturelle de phénomènes existants (qu'ils soient mondains ou extra-mondains)?

Choisit-on ses croyances, et choisit-on quoi que ce soit?

vendredi 16 août 2019

La toile du vide

C'est le récit d'une quête au but ignoré. Tous ces signes vers l'Ailleurs, ces mots sur l'air du temps ne forment jamais qu'une toile du vide. Ces sons n'apportent aucune sécurité.

Mais si le vide est la seule forme de totalité réalisée, pourquoi n'en pas être heureux... Être heureux d'être tout, d'être vide à en crever parce que grouillent en soi tous les possibles non reniés. Dans l'absence de choix sont tous les choix possibles - indéfinité des infinis.

Mais cette absence est un leurre, une idée de la raison. J'ai agi. J'ai pris une forme, des formes, et le monde s'amuse avec ces ombres, dans des récits tant comiques que tragiques.

Il faut abolir le choix. Est-il un seul phénomène en ce monde qui résulte d'un choix?

mercredi 9 janvier 2019

Comme on tresse les mondes

Il y a des choses, étrangement, que le monde semble ordonner. Et il n'est pas en notre pouvoir de refuser.

J'entends la pluie battre sur le carreau du vélux, et je sais, d'un savoir total et cellulaire, que c'est là le signal qu'il me faut écrire. Ne s'agit-il que de mon interprétation subjective, de ma propre fiction intime? Nul ne pourrait ni l'affirmer ni l'infirmer avec certitude. La certitude n'est pas de ce monde, elle se tient hors des relations, de toute atteinte, en un lieu inaccessible et secret. La vérité quant à elle n'est qu'un choix, celui d'obéir en l'occurrence à la pluie, et au message que je lui prête. Et qui s'impose pourtant comme une réalité extime.

Tout est tellement mélangé dans cette existence... Le laid dans le beau, la création dans la destruction, le positif dans le négatif. Les gens s'emplissent les poumons de l'air des morts, de la fumée qui s'échappe des crématoriums, du dioxyde de carbone qu'expirent les enfants dans le halètement de leurs jeux. Et toute la vie se nourrit de la mort, comme cette dernière se nourrit de la vie. Tout fusionne, coexiste, se confond, consubstantialité des contraires qui se dissolvent dans l'étoffe unie du Réel.

Réel... Voilà bien le pouvoir des mots, qui de la forme définie, nous parlent de l'indéfini, réalisent la prouesse d'enclore en eux l'univers au complet tout en n'étant cependant qu'une partie de ce dernier. C'est qu'à la lecture du mot: Réel, chacun fait advenir sa totalité personnelle, son grand Holos, son univers. Et peut-être le mot ne se tient-il nulle part, comme s'il ne préexistait pas à la représentation qu'il ne peut donc pas susciter, puisqu'il en est une émanation...

À quoi se résume l'essence des objets? Il me semble que tout n'est qu'image que l'esprit fait tenir dans un flux de conscience qui peut varier, métamorphosant ainsi les objets et avec eux l'univers (image ultime qui voudrait les renfermer toutes, mais l'entreprise est sans espoir). Amas de cellules, chairs, muscles, atomes, quarks liés par des forces qui ne sont qu'images de ce qu'on ne saurait saisir. Que sommes-nous?

Au final ne restera que l'histoire que chacun se raconte. Comme dans un roman, d'aucuns suivent avidement le même fil narratif, celui-là même qui pousse leur volonté à habiter la seconde à venir. Tandis que d'autres parcourent la même scène à travers d'infinis points de vue, sautant d'un narrateur à l'autre, tressant ainsi les mondes dans le cours d'un destin.

C'est peut-être pour tout cela que la métaphysique est le domaine privilégié de la mélancolie, parce qu'on y est libre de croire en tout - et même que les choses auraient pu être autrement - sans plus avoir à prétendre qu'il y ait un quelconque savoir.

dimanche 26 août 2018

Tu-tuuu Tut!

Tu-tuuu Tut...

Ma vie est comme ce cri d'oiseau, timide et persistant, et peut-être vain car affairé à seulement passer du jour présent au lendemain.

Qu'ai-je bâti si ce n'est rien.

Pourtant, je connais des cabanes et chateaux sis dans une immense forêt de bambous. Ceux qui s'y égarent ne goûtent guère le génie d'habitations fait-main, ils se hâtent bien vite de rentrer dans leurs immeubles impersonnels, d'aller où on leur dit, et de porter leur coeur sur ce qu'on a, pour cela même, étiqueté.

Il me semble que le monde ne cherche plus à évoluer, repu et stagnant dans les eaux de la médiocrité. L'on n'aime plus les rebelles aujourd'hui, les ermites un peu fous, les esprits ébréchés. La différence est un épouvantail et la liberté un ennemi.

Peut-être suis-je venu trop tôt, ou peut-être trop tard. À quoi servirait-il de le savoir...

Je m'invente des origines stellaires dans des poèmes que personne ne lit, comme une manière de rompre avec la solitude tout en lui prenant la main.

Tout ce qui me satisfait ici-bas est jugé inutile, oisif et de peu d'intérêt. Les horizons qui m'animent sont au mieux des loisirs improductifs, sans valeur pour la société. Je suis la pièce inadaptée d'un puzzle achevé.

Cette tristesse des confins qui m'habite doit bien pourtant être de quelque valeur, il s'agit là tout de même d'un profond sentiment que je brûle comme un pétrole qui mène la carlingue de mon existence. Tout cela n'est-il rien? Réellement rien? Je veux dire: socialement rien?

Mon être, mes goûts, mes passions, mes oeuvres sont-elles à ce point ineptes qu'elles doivent être ignorées comme s'il ne s'agissait de rien?

Tu-tuuu Tut!

L'oiseau continue de chanter, qui s'en soucie si ce n'est moi... Ce chant est le point de départ de ma rêverie, je l'accueille, j'en fais quelque chose, et par là il existe. Quant au son qu'aura fait ce poème, advienne que pourra, que personne ne le prenne, je ferai semblant de n'en point prendre ombrage, de demeurer sublimement indifférent.

A-t-il même existé ce son? Et comment le savoir s'il reste sans effet sur le monde extérieur...

Dans un monde parallèle à ces pensées, et peut-être sans contact avec lui, des chiens s'approchent bruyants de mon corps penché sur un banc public, et qui saigne quelque chose - comme on transfuserais sous forme d'arabesques sur fond blanc des sentiments autrement informes. Les chiens me heurtent, reniflent mes sandales, bavent sur mes pieds, mes vêtements, comme si je n'étais pas vraiment là, pas véritablement singulier; tout juste objet préformé et sans surprise prêt à être désintégré-digéré dans leur monde de promiscuité écœurante: un monde despotiquement unique et absolu.

Cette vie est sans égards pour rien: des univers qui s'ignorent se télescopent et chacun tente de fondre l'autre en un objet défini dans son propre système. Désengagé de naissance de cette guerre universelle, je continue de brûler ma vie en chants ou cris éphémères.

Tu-tuuu Tut!

De toute façon cela ne veut rien dire pour autrui, tout juste un signe à interpréter, c'est à dire un objet à constituer puis agencer dans son petit royaume personnel... Le solipsisme tue lentement et moi je vis encore... À quel point de ma course en suis-je?

Tu-tuuu Tut!

Tu-tuuu Tut...

jeudi 19 avril 2018

Issue de secours

Combien de vies s'écoulent à dormir éveillé?

L'école ne fût qu'un long sommeil, entrecoupé de rigolades, d'interludes de dérision entre amis. On se soude à d'autres parce qu'on est acheminés dans le même wagon à bestiaux, jugés inaptes à user de son temps libre à bon escient. Un jeune d'aujourd'hui, c'est un irresponsable, celui qui ne peut fournir une réponse à la question qui interroge ses motivations et aspirations à faire ce qu'il fait, ou ne pas faire ce qu'il ne fait pas (mais cela revient presque au même). Mais l'absence de réponse, le jugement de désordre qu'on accole à son silence, à son hésitation, ou à ses réponses exprimées (qu'elles soient lapidaires ou développées) n'est-il pas que le fruit d'une déception en nous? La nature humaine est d'appréhender le réel en le configurant par l'intermédiaire de sa sensibilité d'une part, et de son entendement d'autre part (on parlera de catégories). Nous appréhendons autrui par le même biais, celui de nos attentes, de notre conception du monde, d'une axiologie singulière (bien qu'héritée d'une ou plusieurs culture(s) donnée(s)). Alors pour ces raisons, celui qui répondrait hors des cases, ou dans celle que l'on méjuge, celle qui nous apparaît comme une moindre valeur, voire une contre-valeur, celui là il faut l'occuper, le guider, quitte à le contraindre.

L'école a fait cela de moi, je parie qu'elle a fait cela de bien d'entre vous aussi qui lisez ces lignes. Bien sûr elle n'a pas eu que ce rôle négatif, là encore il faut appliquer à soi-même ce qu'on attend des autres et se rendre capable d'identifier en soi les biais. Juger l'école seulement par ce prisme c'est ne la juger que par la lentille d'aspirations déçues (qu'elles soient conscientes ou inconscientes, précises ou floues). Pour certains, un choix significatif est offert au terme du cycle secondaire. Pour d'autres, moins "chanceux", le wagon restera attaché à la même locomotive, le temps qu'il faut à un destin pour s'étioler dans l'hétéronomie d'une soumission déguisée (aux yeux des autres et à soi_même).

Mais pour ceux qui choisissent, s'en vient alors la possibilité d'être libre, c'est à dire d'éprouver la concordance d'un tel concept avec l'expérience vécue. il s'agira alors, dans un bref moment de latence, d'incarner la liberté dans un choix qui, par sa nature, la dissoudra aussitôt, pour n'en laisser qu'une ombre portée au derrière de soi. Choisir des études n'est pas vécu par tous comme une expérience de la liberté, mais ce que je relate ici n'a pas pour vocation à être universelle. Je tâche tout de même d'envisager, au moins, ces situations différentes.

Les études, pour ceux qui auront la chance de tomber sur une école qui leur laisse suffisamment d'autonomie, leur fournira le terreau sur lequel pousseront des aspirations, où tout un jardin diapré viendra fournir un exemple de ce que pourrait être la vie humaine lorsqu'on y a l'espace d'y déployer sa créativité, et, pour user d'une formule éculée et flatteuse, de devenir ce qu'on est. Mais le fossé entre études et emploi dans la "vie active", constituera pour certains un abîme infranchissable au sein duquel d'aucuns perdront leur âme (une partie dans le meilleur des cas) et parfois plus que cela: la santé d'un corps aussi (si tant est qu'on puisse décorreller le corps et l'esprit). L'individu "adulte" est celui à qui on ne fait pas confiance, il est l'individu irresponsable à qui l'on demande toutefois d'être responsable, mais de ses erreurs seulement. De huit heures à dix-huit heures, au boulot. Peu importe que la tâche soit accomplie, il n'est pas l'heure de rentrer chez soi, il faut rester, faire sembler, trouver autre chose. Les tâches s'enchaînent sans qu'il soit possible de profiter un tant soit peu d'un quelconque achèvement. Influer sur les objectifs, les priorités, n'est pas de votre ressort, ce n'est pas ce qu'on vous demande. Vous n'avez pas à marquer la production de votre singularité, il faut qu'un autre que vous puisse faire la même chose, il faut que tous puissent faire la même chose. Devenez la fonction que l'on attend de vous, celle qui vous définira même dans la vie privée, lorsqu'on vous demandera ce que vous faîtes dans la vie. Dans la vie, c'est au travail, c'est une case dans le vaste puzzle d'un système capitaliste, c'est une fonction que l'on peut déterminer entièrement par une description plus ou moins brève, mais toujours définie. Ce n'est pas un de ces espaces métaphysiques, de ceux qu'aucun discours n'épuise, de ces grands horizons qui fondent l'essence première de la curiosité des humains: d'où venons-nous, où allons-nous, pourquoi? Non tout cela c'est hors-la-vie, votre cellule privée, si tant est qu'il vous reste un iota d'énergie, physique et spirituelle, à consumer en ces questions inutiles. Vous devenez la fonction, vous apprenez à être un énoncé descriptif, et c'est cela que la vie enfin...

La même activité, la même fonction, aussi riche soit-elle, jusqu'à épuisement, du soleil levant au crépuscule, le même rôle à répéter sur scène ou en coulisses, celui qui vous obsède lorsque vous reposez votre âme dans le divertissement. Lorsque vous employez toutes sortes de drogues (chacun la ou les siennes) pour apaiser un peu les étalons de l'attelage qui vous rappellent par leur perpétuel tiraillement, qu'un homme est peut-être multiple, qu'il est peut-être même une indétermination qu'une grille figée et définie ne saurait comprendre véritablement. L'espace du temps pour vous, et pour tant d'autres, se défait lentement, oscille entre la granularité indistincte d'une multitude d'unités juxtaposées, sur lesquelles vous sautez une à une, comme on avancerait sur un sol qui s'effrite, et la continuité hétérogène d'un écoulement égal, d'une permanence sans écart, sans phonème, et où la voix d'un coeur même, s'effile et puis s'atone.

Le monde est tel qu'il est, la culture est une nature, avec ses lois immuables, l'espace de la société est l'espace même des choses. Il n'y a pas d'autres systèmes, le quotidien politique n'est pas le fruit de choix mais le simple déroulement nécessaire de phénomènes causaux. Il n'y a pas de possible, pas d'ailleurs ni lendemains qui chantent. L'Autre n'existe plus, vous êtes ici et maintenant, sans alternative et sans issue de secours.

mardi 27 mars 2018

La prison intérieure

Combien vivent la contradiction comme une violence, presque gratuite, tout du moins évitable et improductive. Ne pas être d'accord avec eux, argumenter contre leurs opinions, c'est être seulement négatif, c'est chercher à détruire leurs positions sans rien fournir en retour, rien d'autre que la nuance inconfortable, l'indéfini du relatif, qui ne donne pas de réponse mais invite au dépassement de ces dernières, à la remise en question, au mouvement. Nos esprits, comme nos corps sont devenus sédentaires, mais de manière pathologique: nous en sommes devenus fragiles, incapable de faire face à la richesse d'en environnement, d'un réel, qui excède incommensurablement (puisque qualitativement aussi) nos représentations, nos photographies trop figées des dynamiques à l'oeuvre dans le système monde.

Savoir se contredire soi-même avant tout. Je n'y vois aucune violence, mais bien plutôt le fondement nécessaire à l'existence de l'altérité, et donc à celle de l'autre, de sa voix, de sa réalité. Peut-être avons-nous trouvé en la contradiction sereine un des piliers les plus solides de la démocratie. Celle-ci est inconfortable, comme la contradiction. Elle n'est pas rassurante, pour certains, parce qu'elle ne se nourrit pas de réduction à l'Un (cette assertion est bien entendu relative), de répétition du même, de consensus, mais au contraire, elle provoque le doute, insuffle en l'esprit l'incertitude quant à ses propres convictions, produit de la richesse, c'est à dire de la diversité et de la différence. Or c'est précisément dans cette différence, dans ce jeu entre les dogmes que naît l'espace-temps où vit l'esprit, où il a tout loisir de croître, de se métamorphoser, de s’affûter, de devenir ce qu'il est. L'aurions-nous oublié?

Celui qui vous contredit, s'il le fait dans les formes, et par ce processus s'interroge lui aussi avec vous sur le sujet de débat, alors celui-là vous libère. Tout comme le sceptique se libère lui-même de ses propres tendances au dogme, à la stagnation dans laquelle croupit malicieusement l'intelligence, tissant et re-tissant les mêmes liens, qui deviendront bientôt les barreaux incassables d'un système de pensée monolithique, cristallisé dans l'éternité minérale.

S'enfermer, toujours plus en sécurité, toujours plus barricadé dans la citadelle intérieure inviolée, et bientôt inviolable, c'est mourir au monde, s'en retirer. La pluie, l'orage, le soleil qui brûle, la grêle, l'automne, l'hiver ont aussi leur vertus, ils font partie du monde, comme le reste.

mercredi 17 janvier 2018

Aphorismes

La liberté est un sentiment, pas une propriété des choses.

"Le bonheur c'est pas grand chose, c'est juste du chagrin qui se repose." Léo ferré

dimanche 14 janvier 2018

D'un monde à l'autre

Il m'arrive de contempler des abîmes inquiétants, en cela que s'y abandonner signifierait presque nécessairement la fin de mon existence, l'annihilation de ma volonté d'être et de poursuivre une route désavouée. Cela m'arrive lorsque je porte un regard en regret vers tout ce que, pensé-je, j'aurais pu accomplir si... Peut-être aurais-je pu travailler sur l'axiomatisation des mathématiques, peut-être aurais-je pu faire, moi aussi, avancer la science. Mais quelle est cette condition qui a manqué pour que cela n'arrive pas? Et si au fond j'ai bien réalisé et accompli les seules choses dont j'étais capable au moment où les choix s'offraient alors... Se croire capable d'avoir agi autrement, croire un peu trop en ce que les philosophes nomment le libre-arbitre, c'est croire en la responsabilité, se prendre pour un empire dans un empire causal, c'est s'imaginer bien des choses invérifiables pourtant.

Non, le cours de ma vie est bien la marque de ce que j'étais capable de faire dans les situations auxquelles j'étais confronté. Parce que se persuader que dans un contexte bien déterminé on aurait pu agir autrement, c'est produire la fiction d'un contexte autre où, effectivement, l'agencement systématique des éléments causaux aurait mené à un effet différent. Mais vous n'avez pas vécu dans ce monde fictif que l'esprit s'invente, mais dans le monde actuel (en l'occurrence passé) où le système extraordinairement complexe (dès lors qu'on l'analyse) du monde a produit de manière nécessaire ces choix et ces actions que vous avez effectués.

Il ne sert à rien de regretter. Bien sûr, il est facile de le dire lorsqu'on traverse cette conclusion nécessairement produite par le système de notre réflexion qui a agencé souvenirs et jugements admis pour en déduire ce nouveau jugement, comme dans un calcul. Mais pour celui qui, dans un moment de sa vie à l'axiomatique différente et à la sémantique autre, les valeurs ne sont pas les mêmes, alors les règles de calcul produisent de manière légitime un résultat autre. Qui a raison entre les deux, celui qui regrette à bon droit, ou celui qui égrène ses fragments de sagesse dont il confond la cohérence avec la nécessité universelle et décontextualisée?

Aujourd'hui, je suis celui qui a opéré un choix, celui qui, immergé dans une axiomatique particulière a suivi un sillon rationnel l'amenant à contempler le trou béant des regrets, par lequel l'estime de soi et le goût de vivre s'écoulent comme par un siphon. Mais je suis celui qui a cherché toute sa vie à voir l'axiomatique de tous jugements, et pour cela je suis le resquilleur, l'apostat, qui n'hésite pas une seconde à sauter sur un autre train et à refaire le monde sous un nouvel angle, peut-être contradictoire avec le précédent mais non moins légitime et cohérent. J'ai agencé les éléments différemment et je suis arrivé là, dans la rédaction hâtive de ce texte qui constitue un petit grain de sable supplémentaire au journal de ma vie, dans la gamme de moi mineur.

Il n'y a rien à regretter. Ce n'est pas une vérité que j'énonce, c'est un choix. Un choix que j'aurai à faire et à refaire, chaque fois que mes pas me porteront au bord du précipice bien connu qui fait qu'une fois extrait d'une situation donnée, je contemple dans l'espace vacant les autres chemins possibles, qui ne l'étaient cependant pas lorsqu'on se replace dans le mouvement passé avec les données et les forces qui le caractérisaient.

J'ai bien opéré ce choix, mais ai-je jamais dit que j'étais libre de le faire...?