mercredi 1 février 2017

La connaissance, le relativisme et le sceptique (4)

Mais n'y a-t-il pas de vraisemblance qu'à la condition que la vérité existe? La réponse est oui, or le scepticisme ne peut prendre position pour une affirmation de l'existence de la vérité ou une infirmation de celle-ci. Par conséquent, tout ce raisonnement fort beau n'a nulle valeur, il n'est qu'un expédient utile à la justification du mouvement et de la recherche théorique (et par extension pratique). Rien ne permet d'incliner pour la vraisemblance plutôt que pour autre chose, en fait, nul critère ne subsiste à l'érosion dialectique. Dès lors qu'on a attaqué les fondements même du raisonnement (les axiomes), il n'est plus possible de tenir un discours qui tire une cohérence externe, ou plus précisément une validité à partir d'un critère extra-discursif (ce dernier étant introduit précisément par les axiomes et leur statut particulier).

La cohérence externe dont nous parlions précédemment est en fait un leurre, puisqu'une proposition ne s'intègre jamais à l'empire des faits (sans perdre sa valeur de proposition et devenir une simple chose parmi d'autres), ce sont les faits qui sont intégrés par l'empire des propositions, par l'épistémè, qui leur ôte leur immédiateté pour en faire une médiation à travers la conceptualisation (le fait, qui est à la base la sensation, devenant alors objet décomposable en éléments articulés selon des lois, c'est à dire un concept). Il s'agit donc d'une cohérence interne déguisée.

En fait, dès lors que l'on pose les axiomes de notre raisonnement initial (existence du sujet, de l'objet, de la relation, etc.) et qu'on part des prémisses utilisées précédemment (connaissance comme relation sensible et/ou intelligible entre sujet et objet, etc.) on arrive nécessairement à l'impossibilité de soutenir la vraisemblance ou même de l'infirmer. Nous sommes dans une position bien connu du scepticisme: la suspension ou l'indétermination.

Pour sortir de cet inconfort, il s'agirait peut-être de poser de nouveaux axiomes et de construire ainsi un raisonnement différent. Mais, on l'a vu, le problème de la légitimité de cet épistémè ainsi conçu se pose du fait même du statut indémontrable des axiomes. En fait, les axiomes agissent comme critère de vérité, à la frontière de l'épistémè, à la fois à l'intérieur puisque bases des prémisses et donc éléments des propositions, et à la fois intouchables puisque non discutables, en dehors du champ d'investigation. La seule manière de déterminer véritablement les axiomes en critères nécessaire est la croyance, c'est à dire oublier (volontairement ou non) leur statut d'hypothèses nécessaires pour en faire des transcendances, projetées par le sujet en dehors du statut d'objet pour passer dans le réel même. C'est le trajet de la foi, qui peut indifféremment soulever des montagnes et briser des générations entières.

Une autre manière de sortir de l'ornière serait de supprimer "la vieille croyance en des arrière-mondes" et de faire, par exemple, de l'objet la seule réalité. Cela pose les problèmes vus précédemment, à savoir que si un tel aperçoit tel objet de telle manière, tel autre de telle autre manière, qu'un animal le perçoit encore autrement et ainsi de suite, il faut bien qu'un substrat échappant à toutes ces manifestations subsiste, en deçà des déterminations subjectives. Si l'on veut maintenir que ce n'est pas le cas, bien des hypothèses empiriquement incohérentes peuvent servir de justification: par exemple on peut imaginer que chaque manifestation est bien la réalité de l'objet, et que si un autre individu à un moment donné observe ce qui est censé être la même chose qu'un autre tout en sentant l'objet différemment, il y a bien deux réalités distinctes soutenues par aucun substrat. Les gens vivraient donc dans des univers parallèles, ce qui est une possibilité, mais dont les éléments contre sont plus convaincants que les pour (existence d'un monde objectif partagé par les sujets, au sein duquel des lois semblent valoir pour tous - j'ai bien conscience que l'on peut aussi argumenter contre ces contre-argumentations...).

Si l'on s'en cantonne à l'ontologie relativiste initiale (qui me semble assez instinctive, j'incline même à penser qu'elle semble être la condition de possibilité de tout univers - qu'est-ce qu'un monde si ce n'est une relation?), on me dira que le réel n'est pas si voilé que ça puisque si nous sommes en relation avec lui, c'est que nous sommes de même nature que lui: le sujet est forcément réel s'il entre en contact avec le réel. Ainsi, chaque manifestation du réel à un sujet est une part de la vérité, du réel. Mais si l'on considère la vérité comme étant nécessaire et absolue, il faut qu'elle soit bien la synthèse de toutes ces manifestations. Or, si nous imaginons un réel indéfini, voire infini, où les relations existent en nombre infini, la synthèse donnera un néant. En effet, qu'est-ce qui peut bien contenir de manière réalisé la somme de toutes les formes possibles et existantes si ce n'est précisément l'informe? Autrement dit le Tout n'est concevable en tant qu'objet (donc fini, uni) que comme le Rien car aucun autre objet ne peut contenir le Tout (dans quoi serait-il lui-même contenu: le Tout doit être absolument en dehors de tout, il n'est donc rien). On s'arracherait les cheveux à trouver sur ces questions des réponses apaisantes pour l'esprit, les fictions métaphysiques peuvent se créer à volonté, et c'est précisément ce que le scepticisme tend à montrer.

Pourtant, il nous faut un critère, si ce n'est pour déterminer une vérité théorique, au moins pour guider l'action pratique - notons que cette distinction est captieuse, un critère, bien qu'éthique est de toute façon théorique puisqu'il est un objet logique; seul son usage peut être pratique, mais là encore ceci est faux car l'usage n'en est pratique qu'a posteriori, après délibération théorique. Ne peut-on s'en tenir aux phénomènes, domaine où l'homme a fait de réels progrès, au sein duquel il a crée un savoir en déterminant une objectivité? Ce monde des objets pour lequel l'homme s'échine à en exhumer la nature absolue en tentant d'échapper au croque-mitaine de la relativité (j'ai vu, au long de mon périple d'existence, bien des réactions de colère viscérale face au relativisme, un rejet hystérique qui prend souvent la forme d'une colère et d'une violence inexplicable, d'une censure et par là d'une négation profonde de l'altérité, de l'Autre. Avant de condamner cela, il faut bien comprendre qu'il y a, à la base de cette émotivité, une réelle souffrance non assumée, que ces gens veulent rejeter comme un corps étranger sans en voir la sublimité qui les relie pourtant à autrui. Il faut être doux mais ferme avec ces terreurs d'enfant) ne nous donne-t-il pas une assise suffisamment stable pour produire une connaissance apodictique? Et bien nous l'avons vu plus haut, même en supprimant l'arrière-monde, on ne parvient pas à unifier la diversité des phénomènes, du moins pas au sein d'un objet sensible.

Certains physiciens pourraient être tentés de dire que les mathématiques réalisent cette unification dans un objet intelligible. Cependant, nulle part nous ne voyons les mathématiques prédire avec certitude chaque phénomène (ce qui, je le concède pourrait être à cause d'un manque de donnée sans concerner la méthode elle-même), ni unifier quoi que ce soit, on le voit dans les incompatibilités de la physique classique avec la physique quantique par exemple. Par ailleurs, existe-t-il un objet mathématique pout décrire l'amour, la sensation, etc.? On pourrait répondre oui: l'amour et la sensation se décrivant alors quantitativement (impulsion électrique, réaction métabolique, etc.), il est d'ailleurs bien tentant de voir dans la nature des phénomènes des quantités arraisonnables. Première objection: que faire du sentiment vécu, qualitatif? N'est-il qu'une propriété émergente des réactions métaboliques? Mais alors de quelle nature est cette propriété émergente elle-même? Par quoi peut-on la quantifier, en quoi la décomposer? Deuxième objection: la quantité n'est autre qu'un concept (cf. article), une abstraction inobservée dans les phénomènes: il n'existe pas une chose semblable en tous points à une autre, pas un phénomène semblable en tous points à un autre, du moins au sein d'un même univers. Et si l'on considère décidément que la nature des phénomènes est un concept animal (puisque certains animaux sauraient compter), cela implique que le monde phénoménal est une projection de ces concepts (donc idéalisme, voire solipsisme en son sens le plus fort). On peut aussi considérer que les quantités sont dans les phénomènes ce qui semble absurde pour les raisons mentionnées plus haut. On peut d'ailleurs logiquement être amené à penser que la quantité est une induction commode à partir de phénomènes semblables, mais on voit difficilement comment l'inverse serait possible à moins d'affirmer un idéalisme ontologique sans toutefois pouvoir le prouver. Or le grand problème de l'idéalisme ontologique qui fait dériver les phénomènes de la quantité est le suivant: comment passe-t-on de la quantité à la qualité vécue? Par quel mystérieux processus advient cette magie? Si la quantité donne naissance à la qualité qui lui semble absolument étrangère, il faut supposer qu'un lien existe entre les deux, une relation qui les unit, or une relation ne se fait qu'entre deux choses partageant une même nature; qu'est-ce qui pourrait unir ces deux choses si distinctes? Faut-il en passer par un troisième terme qui réunirait les deux "susbtances"?

Bref, on pourrait pérorer ainsi pendant des millénaires. Nous avons brisé notre critère de vraisemblance. Il faut pourtant agir. Il faut agir!

2 commentaires:

elly a dit…

J'ai bien perdu mon temps à lire cette série d'essais sur la connaissance... :-)
Intéressant bien sûr !
Quel lien entre qualité et quantité ? Hum.
Déjà, on pourrait dire que les deux mots commencent et ce terminent de la même façon ! Voilà donc un lien d'analogie, n'est-ce pas ?

L'âme en chantier a dit…

Super, des suites arrivent pour perdre encore mieux son temps :-)

Je viens de regarder les étymologies des deux mots et je trouve celle de qualité très intéressante: littéralement l'état de ce qui est "tel quel", ce qui transmet bien ce côté incommunicable de la qualité, absolu. On ne peut que faire signe vers elle mais jamais savoir ce que sera le vécu interprétatif de l'autre. La sensation semble absolue.

La quantité a une étymologie qui implique cette même bizarrerie: littéralement "comme c'est grand, combien grand" qui relève plus de l'impression... Mais cela s'accorde avec un article (http://en-dilettante.blogspot.fr/2015/05/le-systeme-du-je-de-la-sensation-comme.html) où je tente d'expliquer que la qualité est ce vers quoi on fait signe et la quantité est le signe lui-même.