Le précis rouage de ma quotidienneté, élaboré et réglé avec minutie depuis des années, construit de mes gestes dans un profond souci d'économie, vient de s'effondrer sous le poids de je ne sais quel deuil qui entache ma pensée. J'ai perdu ma maison et ces fenêtres d'où je pouvais observer tranquille l'interminable ballet des jours, l'alternance du soleil et de la pluie le nez contre la vitre, séparé du monde par le verre aussi infiniment épais que ma conscience.
Qu'ai-je fait de moi-même, féroce mercenaire qui traverse les déserts sous une capuche, le visage absent et le coeur farouche. C'est tout à fait seul que je voyage au milieu de la poussière des jours qui ne disent et ne veulent rien, qui gisent une fois passés dans le grand erg d'une mémoire trop vaste. Le sirocco qui se heurte à ma carcasse souffle bien fort parfois, et je m'éloigne par sa faute d'un palais trop haut et trop parfaitement conçu.
Qu'y a-t-il à voir pourtant plus loin? Il m'arrive de rester sur place couché sur cette immense trône de sable, endormi sur ce royaume symbolique en n'attendant rien d'autre que le passage du temps. Marcheur ou dormeur, mon trajet ne va que d'un absurde à l'autre, d'un arbitraire à un autre. Ayant remonté les sentiers rectilignes et inextricablement entrecroisés de la raison, je me suis porté au bord de ses routes bien tracées pour atteindre les grands espaces fous de l'irrationnel.
Et je vois devant moi l'armée de clones de mes existences: chapelet de vie, de destins brisés et de futurs qui sommeillent dans des souhaits informulés. Je passe à côté de ces moi pétrifiés, dans l'attente d'un choix qui viendrait les éveiller. Je les effleure parfois du bout de mes doigts glacés et ce simple contact les fait se brésiller en une fine poussière qui forme alors d'éphémères volutes de fumée. Je vis et vois partout ce possible qui semble si réel mais jamais ne le peut saisir. C'est pourquoi je dois vous parler, je dois raconter ces routes qui existent simultanément dans la non localité d'une puissance que je ne peux que ressentir.
Longtemps j'ai cru cette puissance mienne et je me suis vu seigneur de ces terres indéterminées, monarque à la main de fer régnant sur ses sujets. Et lorsque j'ai parcouru les territoires de mon royaume je n'ai trouvé que ces pantins endormis faits de poussière. Je me suis couché là, las de n'être pas même seigneur de mon destin, enterrant à jamais mes phantasmes démiurgiques dans le triste sable des jours.
C'est mieux ainsi... Je ne rencontrerai plus personne sur la route. Tout au plus un étrange jardin fait de vers et de pensées, tout au plus heurterais-je un atome en déroute sur une déclinaison nouvelle, tout au plus quelques paysages imaginaires qui ne retiendront pas l'empreinte de mes non-pas. Car je sillonne ailleurs, dans les espaces juxtaposés de tous ces possibles, dans l'éparpillement concentré de la série de tous mes gestes concevables, suivant les méandres de mon incompréhensible tristesse.
2 commentaires:
Je me souviens de cette formule de Comte-Sponville que j'avais appréciée jadis et qui disait avec une tonalité toute spinozienne :
"il vaut mieux une vraie tristesse qu'une fausse joie."
Demeurer hagard devant le spectacle dévasté de sa propre intériorité soumise aux vents contraires est une rude expérience, de l'ordre de la ruine, surtout lorsque, la solitude réduit notre présence au monde à l'état de fantôme sans attache.
Et pourtant, au coeur de l'inconsolable, une écriture, un geste, une rencontre aléatoire, un régime de forces cherchant sa direction, son centre, son intentionnalité, un "il y a".
Le travail se fait même dans le repli de la nuit, lorsque la conscience se retire du monde de l'affairement pour laisser la place à la vitalité cachée de l'organisme.
Nous ne savons pas ce que peut notre corps (Spinoza toujours). Dans l'attente, dans cet abandon au temps qui passe, laisser faire jusqu'à ce qu'une nouvelle eutonie nous pousse hors de nous-mêmes.
Amitiés atomistiques
Démocrite
Votre commentaire est très beau. Je ne connaissais pas le terme d'eutonie et pourtant c'est quelque chose que je pratique. Le corps est un ancrage solide, tant que la santé est là. J'habite mon corps en artiste et cette praxis fait taire tout désespoir et résorbe les décalages que la conscience crée avec le présent. Grâce au corps on peut habiter pleinement le présent, tous noeuds dénoués, toutes questions abolies.
Je suis incapable de lire une seule ligne de philosophie et n'ai plus aucune volonté, mais je peux habiter mon corps et jouer de lui à longueur de journée ce qui correspond bien à cette "vitalité cachée" dont vous parlez.
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