vendredi 25 octobre 2024

Vivre et mourir

Brouillon écrit en Juin 2020 pour un projet de roman. Comme cette pĥrase sonne familièrement à l'oreille, comme cette phrase semble presque un destin...
 
Je suis une ordure, enfin... C'est ce que je me dis parfois... Mais là, j'avoue qu'en écrivant cela sur une page de ma mémoire, j'ai plutôt l'impression d'être un simple type lucide qui expose en toute sincérité ses faiblesses intérieures. Mais, derechef, je me ravise et réalise l'aspect purement narcissique de tout ce processus qui prend place sous mes yeux, grâce au reflet des mots...

Ecrire "je suis une ordure", ou le penser seulement, c'est déjà mentir à plein poumon, et tenter de blanchir par cet aveu maquillé de fausse sincérité, la véritable bordille que l'on est, le tas d'ego rassis qui s'amoncelle en nous et qu'on ne parvient pas à digérer.

On a beau dire, on reste tout de même une belle grosse merde.

Voilà le genre de pensées qui me passent par la tête assis à la terrasse de ce café limougeaud -- une ville médiocre et qui s'accorde bien à mon existence pathétique -- d'où je contemple les actifs. Un homme en uniforme bleu marine des employés de la ville exécute sous mes yeux un va-et-vient lénifiant. Il tient dans ses mains un long balai à la brosse très longue, un genre de super-balai en somme, et il rassemble vers un coin du trottoir tous les détritus qui jonchent le sol. Derrière lui, comme un toutou en laisse, attend patiemment une armature métallique de couleur verte au centre de laquelle pend mollement un sac plastique translucide qui ressemble à un préservatif usagé. Le quarantenaire affairé balaye toujours de gauche à droite, et lorsque le tas atteint un certain volume, il se saisit d'une pelle accrochée à la poubelle de compagnie, y fait glisser à l'intérieur le tas d'immondices qu'il jette ensuite au fond du sac plastique. Je me dis en sourdine que chacune de mes éjaculations sont un peu à l'image de ce spectacle: un tas d'immondices gênant qu'on fourre dans un sac en plastique pour ne pas qu'il souille le monde.

Lorsqu'il a terminé avec une portion de la rue et des trottoirs qui bordent les Halles, il attrape sa poubelle par le col, la tire un peu plus haut, vers une nouvelle zone à assainir puis recommence son ballet incessant. J'entends le crissement des poils du balai sur l'asphalte rugueux, la deuxième bière que je termine sans empressement m'aide à saisir ce rythme et à m'y installer confortablement. Voilà quelqu'un qui fait quelque chose de sa vie me dis-je... Quelque chose d'utile et même d'indispensable. Voilà de quoi justifier l'usage d'une destinée humaine, l'occupation spatio-temporelle des quelques décennies que durent habituellement les vies humaines.

À un moment, l'homme en fluo s'arrête, déploie son échine courbée pour regarder autour de lui. Son regard tombe dans le mien qui est autant braqué sur lui que sur la valse des pensées qui investissent le grand bordel de mon arrière-boutique. Et puis soudain j'ai peur. J'ai peur, figé sur mon siège de bistrot gris métallisé, en face de la petite table ronde à bords rouges où finissent de s'évaporer les petits cercles humides laissés par le verre à demi, qu'il voie clair dans mon jeu; que son logiciel identifie ma véritable nature et qu'il s'aperçoive que ma véritable place est au fond de ce sac en plastique qui pend non loin de lui, intestin misérable des villes. Je le vois me fixer, inexpressif: va-t-il venir vers moi? Va-t-il me ramasser à coups de balais pour me jeter au fond de la poubelle, ou bien se contentera-t-il d'un discours rationnel -- qui aurait toutes les chances de fonctionner sur moi --: monsieur, s'il vous plaît, il est temps de rejoindre vos semblables, je vous demanderais de bien vouloir rejoindre le reste des déchets. Je préfèrerais que vous entriez tout seul dans le contenant si ça ne vous dérange pas, j'ai quelques douleurs aux dos que ma femme explique par la posture induite par ma fonction sociale. Je peux, néanmoins, vous tendre un bras sur lequel vous appuyer. Et devant une telle argumentation implacable, je serais bien contraint de me rendre, de faire tomber les masques... Comment me sentirais-je dans le fond de ce sac ballottant? Est-ce que les autres déchets de la ville m'accepteraient? Est-ce que, pour la première fois de ma vie, je trouverais là un semblant de paix, la place qui m'échoit dans l'échiquier cosmique?

Soudain ma conscience se projette sur le monde extérieur, tout entière dans la perception du mur de brisques rouges qui me fait face entre deux voitures garées. Je suis là, toujours assis sur la chaise qui imprime ses lattes sur la chair trop tendre de mes fesses, je suis dans la couleur de ces briques qui gicle sur mes rétines, et l'homme n'a plus sa place dans le tableau synesthésique de mon présent. Où est-il? Ah, je le saisis de nouveau du regard, quelques mètres plus loin en train d'affiner son geste presque parfait, de gauche vers la droite. Il m'aura donc épargné dans cette calligraphie lustrale des rues citadines... Son logiciel de derrière les façades ne m'aura pas détecté, ou bien m'aura-t-il laissé quelque répit, ou encore a-t-il eu la flemme de déplacer un déchet si encombrant. Pourtant, pas loin, au bas de la rue, tout contre les poubelles municipales, reposent un petit meuble de cuisine dont une étagère est cassée, ainsi qu'un matelas autrefois blanc, qui semblait raconter dans la grammaire des fluides, tout un ensemble de tranches de vies, entre banal et sordide. Mais que je suis idiot enfin... Comment pourrait-il bien faire tenir de tels encombrants dans sa petite poubelle... Il doit certainement exister un autre service chargé de les ramasser, et peut-être les a-t-il déjà contacté afin qu'ils s'en chargent bientôt, ou bien ont-ils des horaires de passage déjà déterminés et passeront-ils débarrasser l'espace public de ces objets privés. Je ne sais trop pourquoi l'idée me glace le sang et je préfère quitter les lieux rapidement. Je ferme le cahier sur lequel une page figure quelques gribouillis abscons, le dessin maladroit d'une paire de seins pulpeux et une ancienne liste de courses. Je retourne à mon trou d'un pas précipité, comme un homme investi d'une mission, les consommations déjà payées -- je paye toujours en avance lorsque je bois seul, cela me permet de quitter les lieux du crime, promptement, comme une ombre furtive.

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 En rentrant chez moi, je ne peux m'empêcher de jeter des coups d'oeil angoissés tout autour, qui sait si l'on ne viendra pas me chercher finalement. Et vous qui vous moquez certainement qu'en savez-vous aussi d'ailleurs hein? En bas de la place de La Motte, je m'engage dans la rue Lansecot, sombre et étroite entre ces hauts murs, avec sa rue pavée qui manque de vous tordre la cheville à chaque pas. Au moins, ici je ne suis pas exposé à la vue des gens, j'anticipe déjà le grand jour et la foule qui ne manquera pas d'éclabousser mes yeux dès que je déboucherai sur le place des bancs... Tous ces gens qui voient clair dans mon jeu, qui me regardent descendre la place et braquent leur regard sur cet étrange soleil noir qui s'en va se coucher pressé dans son écrin de nuit. Mais bientôt j'atteins la rue Vigne de Fer et la population se fait plus éparse, je redeviens l'anonyme bout de chair agité qu'un monde indifférent tolère comme un déséquilibre thermique inconséquent. Enfin je débouche dans ma rue, Ferdinand Buisson: une rue quelconque et triste où je me terre dans un appartement minable en face de l'école de coiffure. Il n'y a que des vieilles dans cet immeuble ancien mal insonorisé, que j'entends tousser la nuit et dont j'entends aussi le jet d'urine puissant qui me fait toujours penser à celui de vaches sans gênes. Je me demande ce qu'ils peuvent bien entendre de moi, tous ces voisins paisibles qui attendent la mort. Mon appartement c'est aussi mon bureau, je travaille à domicile et dès que j'entre dans ma chambre, les papiers en désordre qui jonchent la table de bois peinte en blanc me rappellent au devoir qui m'attends... Olivier Fonseca: c'est le nom du suspect sur lequel je mène enquête. Un gamin de vingt et un an, étudiant en sociologie, fêtard invétéré et baiseur aussi, l'un entraînant souvent l'autre... Bon élève, même brillant devrais-je dire, malgré sa vie dissolue qui n'en laisse rien paraître. J'ai été embauché par la société complétude pour élucider le grand mystère de la désertion de clients qui semblent invariablement suivre le jeune étudiant derrière lui. Olivier travaille pour eux en tant que professeur particulier, il assure des cours de français et d'anglais. Problème: systématiquement, au bout de trois mois de cours, les clients de Complétude confiés à ses soins, cessent de s'adresser à la société pour aller voir ailleurs. L'entreprise soupçonne un non respect du contrat de travail qui stipule explicitement dans une clause de non concurrence que l'employé s'engage à ne pas proposer aux clients ses services sans passer par le prestataire qui l'emploie, et ce durant les deux ans qui suivent la fin de son dernier contrat. C'est une sorte de contrat de mariage capitaliste, mais dans lequel seul l'employé a des obligations.

Mais là, tout de suite, maintenant, ce n'est pas le moment de faire le job. Il faut attendre demain pour que le petit fasse le trajet que j'ai déjà reconnu pour aller chez un de ses clients supposés. Il me reste de longues heures à tuer dans l'appartement sinistre, sinistre parce qu'empli de ma seule présence fantomatique. La seule trace de moi dans cet espace est la saleté qui s'amoncelle, les débris de mon corps qui me rappellent tous les jours que vivre et mourir ne sont que synonymes... 17h27. Étant donné que je suis incapable de m'endormir avant minuit une heure du matin, si tant est que je parvienne à m'endormir, cela fait pas mal de masturbation en perspective...

J'entre dans la cuisine avec son espèce de mur fait de grands panneaux de verre ondulé translucides et j'ouvre le frigo pour y chercher des bières. Que dalle. Niet. Le frigo au bourdonnement glaçant ne contient rien d'intéressant: une boite de cornichons ouverte depuis au moins un an, un pot de moutarde forte, un bac à légumes sale au sein duquel se déroule la pathétique représentation de l'histoire de l'évolution des premières bactéries. Il va me falloir sortir dehors, avec le risque d'être identifié et remis à ma place. Il va falloir que j'aille acheter de quoi tenir cette soirée qui s'annonce si sensationnelle... Bah heureusement qu'il reste ça pour les paumés: une drogue légale qu'il faut bien salement trop aimer pour qu'on y voit un vice. Et... Je crois que c'est mon cas. Rien qu'à voir les regards de la salope de caissière à chaque fois que j'y vais pour me ravitailler. Un karscher son putain de regard... Ça me purifie même l'intérieur de l'âme, ça dissout la moindre impureté, à tel point que j'ai du mal à comprendre, quand j'en pars, comment un tel néant peut encore avoir une silhouette, une démarche et quelque part où aller.

Si j'attends trop la supérette va être pleine à craquer, il faut que j'y aille de suite. Je me dirige vers la petite table qui supporte le panier fourre-tout dans lequel je jette tout ce que je ne sais pas où ranger: tickets de caisse, babioles, cartes postales clés et tutti quanti. En y fouillant pour trouver un reste de monnaie je tombe sur la photo de l'Autre, toujours là, quelque part, comme un tache indélébile sur ma vie. Je soupire en l'écartant et je racle le fond du panier hâtivement pour y trouver quelques pièces d'un et deux euros. Heureusement que l'oubli ne coûte pas trop cher sinon mon cas serait vraiment désespéré.

Je prends les clés à côté du panier et je sort dans le hall sinistre en espérant de ne pas croiser une des vieillasses qui ne manquerait pas de m'exprimer son mécontentement quant à ma façon lourde de marcher sur le lino minable qui recouvre le plancher. C'est que voyez-vous j'entends absolument tout, je ne sais pas ce que vous faîtes le soir si tard, à déménager et courir dans cet appartement! Je pourrais marcher comme une tortue qu'elle aurait l'impression que je cours: elle met trois bonnes minutes à monter un seul étage, en faisant des pauses interminables durant lesquelles elle soupire et souffle pour bien signifier au monde qu'elle endure avec bravoure un véritable calvaire, pour bien nous rappeler que c'est héroïque de vivre à son âge et de monter des escaliers. Mais putain crevez toutes les mamies provinciales revêches, avec vos petites vies routinières dégueulasses qui ne supportent pas que le monde avance en vous laissant derrière! Il ne s'arrête pour personne vous comprenez ça?! Pour personne! Même pas pour la jeunesse récalcitrante.

Je dégringole les escaliers et m'engouffre dans la grisaille de ma rue bordée d'immeubles plus ou moins anciens. Je regarde la vitrine de l'école de coiffure fermée, je me demande combien de petits culs illettrés ont remué là-dedans toute la journée. Je tends les narines pour sentir un effluve égaré mais rien, rien que l'odeur du chantier d'à côté et du vieux ciment des façades.

Au bout de la rue Ferdinand Buisson, à l'angle de l'avenue Baudin se trouve le petit Carrefour City ouvert très tard. Aussi essentiel aux poivrots comme moi qu'un petit marigot d'afrique sub-saharienne. L'enseigne a poussé comme la mauvaise herbe un peu partout en ville, qui ouvrant de nouveaux magasins, qui en rachetant d'anciens. Une putain d'invasion monopolistique. L'économie se porte bien, la teigne du profit se répand sur la peau des sociétés. C'est bien me dis-je en entrant par les portes automatiques, ça fait plus de rêves à acheter pour ceux qui ne savent plus les fabriquer pour eux-même... Je dis bonjour aux deux caissiers dont ma régulière qui me dévisage sans avoir la décence de garder ses pensées pour son arrière-boutique. Elle croit savoir ce que je suis venu chercher et elle a raison, je suis la régularité sans surprise qui lui confirme quotidiennement la solidité du monde, de son monde assuré et bien déterminé.

Bref, je choisis mes munitions pour la longue soirée festive et passe à l'autre caisse. Pas le courage de garder un visage affable pour une catin mal baisée. L'autre type ne dit rien, se contente de faire son boulot et me laisse repartir sans un regard à travers les portes coulissantes. Je remonte la rue et m'enfourne dans ma ruche pour occuper mon alvéole de 515 euros par mois charges comprises. Les Leffe ne sont pas fraîches mais j'en ouvre une sans attendre en fourrant le reste dans le frigidaire angoissant. Ah Dieu que ça fait du bien! Je vais m'asseoir dans le canapé et regarde la bouteille en verre. Sur l'étiquette, à la verticale, est inscrit un numéro de téléphone pour un service de réclamation. J'ai presque envie de les appeler pour leur dire à quel point je les aime, à quel point sans eux la vie serait odieuse et insupportable. Mais je ne fais rien, par flemme d'abord puis par conviction que l'employé qui répondrait ne verrait dans un énième appel sur son temps de service qu'un pensum de plus en attendant la libération.

Sur le téléphone j'ouvre le navigateur et me rend sur mon site porno habituel. Masturbation industriel et alcool de série: la vie moderne, la vraie, la seule.