J'eus, contrairement à de précoces artistes, une véritable enfance. Je ne suis pas un Pessoa qui affirme que son style a toujours été formé, dès le début de sa pratique littéraire. Dieu que l'élaboration du mien fut longue: il suffit de relire mes textes d'il y a dix ans, voire moins... Tous ces textes d'une médiocrité éclatante ne seront néanmoins jamais retirés de ce palais mémoriel. Ils resteront comme les témoins muets de ce que je suis: un homme comme les autres, dont l'obstination absurde a su produire, avec la lente maturation de saisons successives, une terre quelque peu fertile, où poussent, après l'inquiétante mousson du tourment, une flore rédemptoire et colorée.
Car je suis devenu, à force de persévérance, une canopée littéraire sur sol vivant. Le réseau mycélien de mes forêts semble parfois si vif et si peuplé, qu'il relie chaque lettre à d'autres galaxies. Tout cela bouillonne d'une vie effrénée, invisible, qui parle à tout instant vécu à ce fol Inconscient, durant la moindre et infime expérience -- depuis les voyages en voiture, jusqu'à ce triste et froid ennui des soirs de solitude. Un dialogue souterrain prend place en permanence.
Voilà bien ce dont témoigne, j'espère, ce sillon singulier. Qu'il ait tracé d'insignifiants dessins sur l'étoffe du temps n'est pas un fait honteux. La vie n'est qu'un brouillon éternellement recommencé. Le non-espoir d'un idéal néanmoins poursuivi.
Je vous laisse tout, tout l'écheveau de ces tentatives, ces complaintes entropiques adressées à l'éther. Advienne que pourra de tout ce flot de vie qui bourgeonne et éclot en fleurs envenimées, nourries par le fumier fertile d'une souffrance chaude.
J'ai bel et bien une enfance. Ces bouquets de poèmes sont le produit d'un long faisceau causal qui plonge ses racines dans le néant des origines. Mais plus modestement, dans les déterminismes sociaux qui m'ont mené à ne plus pouvoir me passer d'écrire l'existence en un chant silencieux vomi sur les cahiers et les mémoires numériques. Je n'ai pas honte de n'être en aucune manière responsable de ce que je suis devenu. Je ne crois pas en la liberté. Je remercie les cieux, mes parents et tout ce réseau de brûlure que forme ce vain monde d'avoir produit, inexplicablement, ces quelques notes bleues qui font des rares moments de création poétique, les parenthèses d'une vie qui puise en elles l'énergie et le souffle gonflant encore mes voiles.
J'irai au bout de ce voyage; déversant ma musique dans le néant atone.