Il est si simple d'oublier; n'est-ce pas d'ailleurs le mouvement naturel des choses que l'entropie désagrège sans se soucier de nous. Qu'est-ce que le souci pour une loi du monde... D'ailleurs si je devais être strictement kantien, je serais contraint d'admettre que nous contenons en nous, la forme de l'entropie, nous sommes dans notre rapport au réel un dénouement inexorable de nous-même...
On peut oublier les leçons qui nous ont tant servi par le passé. Je ne cesse d'en être la victime, dans un mouvement de vie cyclique qui me fait oublier les petits ingrédients si simples du bonheur. Mais si mes joies sont si fortes n'est-ce pas au prix de terribles souffrances? Il s'agit là d'une évidence: la joie se mesure au regard de la peine. Alors tout est pour le mieux.
Cependant, lorsque je tente d'entretenir le rêve, un peu idiot peut-être, de maintenir une longévité à la paix que j'ai pu si souvent ressentir, je m'aperçois de l'effort harassant que cela suppose. Il faut sans cesse configurer la conscience vers cet horizon, la rendre attentive et comme obsédée par ce bien-être. Tant d'efforts pour maintenir les formes d'un château de sable qui s'en ira de toute façon. N'est-ce pas d'ailleurs ce qui en fait la valeur? Et les récits de ces effritements, les souvenirs de ces mini-drames alimentent tant de plaisir chez d'éventuels spectateurs - et dieu sait que l'on peut être spectateur de soi-même.
Il est étonnant de voir comme l'écriture ne reflète jamais qu'un moment de ma révolution intime, celui du tourment qui semble totalitaire et qui pourtant, annonce des moments de grâce si profonds qu'ils ont, je crois, su irradier loin à travers l'espace-temps. Peu importe, ce sont d'autres témoins de cela, pour d'autres formes d'expressions.
Il m'arrive de me demander: ai-je vraiment le choix de la forme de ma vie? Est-ce bien moi qui décide de la fréquence de ces ondes sur lesquelles je vibre? Cette réponse que je n'aurai jamais n'est pas indispensable à se choisir une position. Toute représentation du monde sert une éthique, c'est la fiction explicative du monde, les forces de synthèse qui vont permettre à l'homme de placer des cieux autour de lui et une assise plus ou moins solide où imprimer le poids nul de ses pas.
Certains Anciens savaient cela: la philosophie est un cycle sans fin et sans destination finale. Elle est un système de création de comportements, on peut en changer le moindre ingrédient à volonté, ou le moindre agencement de ces ingrédients, pour obtenir une autre attitude face au réel, une relation et un monde différent. La logique sert à élaborer une physique (et par soubassement nécessaire une métaphysique) d'où naît assez naturellement une éthique, c'est à dire un mouvement de vie avec sa démarche propre. Certains passent leur vie dans un seul système qu'ils tentent de figer de toute leur volonté, quand d'autres expérimentent à n'en plus finir la variété possible de cette dynamique créative: logique, physique et éthique.
Pour comprendre cela, faîtes l'expérience suivante: à un fait ou un ensemble de faits (mais l'un et l'autre sont au fond la même chose selon le point de vue), tentez de fournir une explication. Par exemple vous développez telle maladie, vous avez le choix entre trouver une explication psychosomatique (tel traumatisme ou angoisse a produit cette expression pathologique de mon corps) ou encore plus matérialiste (mon organisme étant fatigué et exposé à une forte concentration d'agents pathogènes, il a développé une maladie), ou encore multifactorielle (à savoir que la conjonction des facteurs matériels et psychologiques ont mené à la maladie), ou bien encore sceptique (peut-être qu'une de ces explications est juste, peut-être pas, peut-être le sont-elles toutes...), j'en passe et des meilleures. Ce qui compte c'est que quel que soit le choix que vous ferez, celui là donnera du sens à ce qui vous arrive, il sera le liant de la trame narrative que vous écrivez de votre propre destin. Un même individu peut très bien trouver un grand réconfort dans l'approche psychosomatique, et le jour d'après passer à l'explication matérialiste et y trouver tout autant de réconfort.
Pour tout évènement, a fortiori qui vous concerne personnellement, vous demandez une explication, c'est le mouvement inné de la conscience qui unifie le divers de l'expérience. L'explication, c'est à dire au final la représentation d'un monde avec ses lois est une condition de l'existence humaine. Même celui qui vouerait sa vie au pur hasard, bâtit sa destinée en fonction d'un principe: le chaos. Ce faisant, il unifie et arraisonne ce qui pourtant échappe à toute rationalisation, il fait du chaos une loi explicative de sa vie et se représente un monde paradoxalement ordonné sous le signe du chaos, au sein duquel il pourra agir sereinement. Par conséquent, et cela il l'ignore, sa vie n'a rien de chaotique...
Nous pouvons tirer une conclusion/hypothèse de tout cela: la pensée peint des représentations mentales des évènements et ce faisant produit un monde, c'est à dire une unité suffisamment déterminée pour qu'une attitude, un mouvement, des gestes, des directions, des décisions puissent être entrepris. Toutes les fictions que nous nous jouons n'ont d'autre suite logique que l'éclosion d'un positionnement, d'un choix et d'un geste. Ainsi, la dialectique permettant de résorber la dualité pensée/action est composée de ces trois moments: logique, physique, éthique, autrement dit, langage, savoir (en fait représentation et donc croyance), action.
Mais pour celui qui, conscient de cela, sait écouter et accepter l'existence possible de ces indéfinis systèmes dialectiques, l'action est le fondement d'une métamorphose de son langage puisqu'elle lui fournit des expériences nouvelles et d'autres explications possibles des évènements vécus, qui peuvent déboucher sur de nouvelles représentations d'où écloront bientôt de nouveaux comportements. Cette dynamique est un flux vital qui ne doit pas cesser, de la même manière qu'une eau doit courir pour rester saine.
Ne soyez pas une eau croupie...
Scolie: la sorte d'individu qui se vante de n'appartenir à nul monde et d'être en permanence en transit entre les lieux et les ères ne fait pas partie de la caste des voyageurs. Celui qui reste dans le train ne fait jamais l'expérience d'une autre terre, d'un autre rythme que celui de sa propre fuite. Et quel est donc l'objet de cette fuite, si ce n'est le refus de la condition humaine, qui est une condition cosmique (par essence?). Celui qui s'installe dans le mouvement pour le mouvement, sans plus jamais vouloir habiter un monde déterminé, cherche en fait à hypostasier le temps. Autrement dit il cherche à substantifier ce qui n'est qu'une médiation temporelle: il s'agit là d'une tentative de reniement de la détermination achevée au profit du processus lui-même. Ce faisant, il triche et se ment, habitant la terre indéterminée et désunie de sa propre force de représentation, ne voyant pas qu'elle n'est qu'une méthode aux productions indéfinies. Il faut croire un temps en un monde pour qu'il existe et se constitue, or cet individu ne croit qu'en sa capacité à croire (c'est à dire à bâtir des mondes) tout en reniant les productions de sa propre croyance, se condamnant par là à un exil de tout, et surtout de lui-même.