Je voudrais débuter ce livre sur la relation qu'entretiennent les mots avec la réalité, avec ce qui est, au sens originel. Il me semble indispensable, dans une société comme la nôtre, d'être conscient du pouvoir des mots qui comme toute
création humaine, est un moyen dont la fin peut-être déterminée seulement par l'Homme.
Cette réflexion fermente en moi depuis un an environ mais l'envie d'écrire un livre à ce propos m'est apparue en réfléchissant au terme d'"actifs" ou à l'expression "population active" pour désigner la masse laborieuse. À priori, point de sous-entendu dans l'usage d'un mot si anodin en apparence. Mais comme l'a décrit Saussure, aucun mot n'a de sens positif en lui-même, son sens lui vient par un jeu d'opposition au sein du système langagier, et sa "valeur" est changeante et alimentée par un réseau complexe d'associations, à d'autres mots, d'autres notions.
Ainsi donc, dés lors qu'on emploie le mot "actifs" pour désigner les travailleurs, on force l'utilisation d'un mot "négatif" (inactif) (au sens qu'il prend son sens, par ajout d'un affixe de négation accolé à son antonyme) pour désigner le reste de la population. Il serait naïf de ne pas prendre en compte l'impact de ce procédé sur la perception du sens figuré par le mot, de son "univers sémantique" dirais-je.
D'une part, l'emploi d'un terme "négatif" vient donc représenter toute une partie de la population, mais en plus, tout un réseau d'associations, de jeu synonymique et de liens sémantiques (qui forment l'univers sémantique) se met en place; et d'arrière-plan, passe en surimpression au premier plan, pour finalement devenir le signifié du mot. Pour rendre les choses plus claires, je prendrais l'image d'un arbre: le mot est un tronc sur lequel des branches et des feuilles (l'univers sémantique) vont pousser, jusqu'au moment où ces branches et ces feuilles sont si nombreuses qu'elle cachent tout ou partie du tronc. Et bien c'est le même mécanisme qui se met en place avec les mots, phénomène induit par le caractère systémique de la langue.
Etudions donc un instant l'univers sémantique du mot "inactif". Dés le début, des synonymes viennent alimenter le champ du signifié: léthargique, oisif, inopérant, désoeuvré, inutile (pour n'en citer que quelques uns)...Ses synonymes, vont à leur tour appeler d'autres liens, plus complexes, où les concepts, notions vont prendre racines: les inactifs sont coûteux
à la société; ce qui est inutile doit être jeté; l'oisiveté est dangereuse...
Ces opérations ne s'effectuent pas, en tout cas rarement, de manière consciente, et c'est précisément le danger des mots. C'est lorsque l'on est conscient de ce fourmillement perpétuel, de cette ébullition sémantique, que l'on peut s'affranchir des mots, que l'on peut s'en rendre maîtres de leurs "effets secondaires". Car pourquoi tous ces mots ont il une connotation péjorative? Parce que la société, l'usage, la morale, a insufflé en eux des projections de jugements de valeur. Le mot agit alors comme une lithographie, ce qu'il éclaire va recevoir l'ombre des motifs, de l'univers sémantique qui constitue le mot. Il transforme donc la réalité par un mécanisme de projection. Il nous semble évident dans le cas d'une lithographie, que les motifs qui seront projetés sur le mur, ou n'importe quel objet éclairé, n'en constituent pas sa réalité physique, sa substance, son hypostase; et que ces motifs, ces ombres, ne sont précisément que des projections, provenant d'une autre source. C'est le principe de: l'observateur agit sur l'observé.
On voit donc à travers cet exemple, comment une portion entière de la population peut être discréditée, dévalorisée, comment les mots projettent les jugements de valeur qu'ils contiennent sur la perception de la réalité qu'ils éclairent.
Nous sommes donc, et nous le voyons tous les jours, dans une société qui méprise, qui stigmatise l'inactivité, qui en soi, n'est ni mauvaise ni bonne et dont la valeur n'a pas toujours été la même (de la grèce antique à aujourd'hui, le jugement sur l'inactivité a bien changé). Bien au contraire, beaucoup de philosophes vous diraient que la contemplation entre en grande partie dans la fabrication de la sagesse. Cette population là, est donc marginalisée, victime de tous les processus de "réintégration", de standardisation de la société moderne, visant à la remettre sur "le droit chemin", à détruire la honte qu'elle lui procure. Si ces processus échouent, les individus sont jetés négligemment tels des machines usagées, remplaçables, deviennent la source d'une crise profonde, le témoin de la schizophrénie d'un monde qui nie sa diversité, qui ne se reconnaît que dans une part infime de lui-même. L'utilisation du mot "inactif" révèle donc bien des choses, et a bien des effets néfastes sur la réalité, car qui fait les réalité? Les Hommes. Et si les hommes n'ont pas compris que le signifié du mot "inactif" n'est pas la réalité de ce qu'il représente concrètement, de la "chose en soi", et que le sens n'est qu'une projection humaine sur une réalité qu'ils ne peuvent appréhender autrement, alors ils créent donc cette réalité là, celle qu'ils croient être la "seule", la "vraie".
Ainsi on commence à entrevoir la puissance "créatrice" des mots. Les mots sont le ciment d'une réalité que nous façonnons nous-mêmes pour lui donner sens, pour la comprendre. Et comme tout ciment, ils se solidifient, laissant ensuite au seul temps, et à "l'usage", le pouvoir de les éroder, de les façonner différemment afin de dessiner une réalité mouvante, en perpétuelle reconstruction.