vendredi 5 avril 2019

[ Damnit Crocket ] 8: Le puits

Depuis plusieurs semaines maintenant, le contrat à durée déterminé s'était achevé. L'ex croque-mort était semble-t-il parvenu à surmonter l'épreuve administrative lui ouvrant droit à un petit chômage et il végétait de nouveau dans le minuscule studio encombré. Il connaissait dans la chair ce que signifiait faire partie des "gens qui ne sont rien". L'expression avait été utilisée lors d'un discours du président de la république dont il avait vu un extrait sur internet. Le chapeau avait eu un sourire moqueur aux lèvres mais c'était au fond de son âme une lueur de meurtre qui pulsait. Crocket, quant à lui, ne pensait pas grand chose de tout cela. N'était-il pas véritablement rien? Enfermé entre ces murs, en seule compagnie des cafards, sans autre horizon que les petits boulots mal payés et sans véritable destin à désirer? Il détourna la tête de la fenêtre et aperçut un éclair sombre sur le mur. Il se figea, la poitrine prête à exploser. Doucement il posa un regard inquiet sur la tache noire qu'il distinguait sur le crépit blanc, tendu et quasiment immobile, tel un chasseur ou plutôt une proie. Il s'approcha lentement et vit alors qu'il ne s'agissait que d'un moustique écrasé. Il poussa un long soupir, puis haleta quelques secondes avant de reprendre une respiration normale, apaisée mais toujours sous le joug d'une inquiétude permanente. Il ne s'agissait pas d'un cafard. Il les voyait partout, sur la moindre tache sur les murs, le moindre mouvement de particule. Plongé dans l'hébétude, allongé sur le clic-clac, Damnit Crocket rêvait éveillé.

Il se voyait plongé dans une pièce circulaire (un puits?) où figuraient sur les murs les lettres qui forment la phrase: tourner en rond. On pouvait commencer à lire la phrase dès son début et ce peu importe la direction de notre regard. Les lettres semblaient superposées les unes aux autres de sorte qu'on pouvait commencer de lire la première lettre de la phrase où que se pose le regard. Avions-nous déjà tournés en rond durant des heures qu'on en était toujours au même endroit, on regardait le mur et la même injonction s'affichait alors: tourner en rond. Était-ce une énigme, ou une simple définition de la vie? Mais tourne-t-on jamais en rond? Le philosophe Héraclite affirmait que "tout s'écoule", de sorte qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve... Le jugement que l'on porte sur son expérience peut être récurrent, à la limite, remarqua Damnit. Un jugement est un état, il est défini, et l'on peut y retourner pour s'extraire de l'impermanence parce qu'il n'appartient pas au monde. Cela dit, si l'on suit soi-même un chemin linéaire et irréversible, alors à chaque fois que l'on se lie à un jugement, on n'est plus vraiment le même. Le sentiment vécu ne peut donc pas être à chaque fois identique car un des termes de la relation a évolué. Même dans l'ennui profond que provoque la sensation de tourner en rond indéfiniment, quelque chose poursuit son cours et, peut-être, nous achemine, sans que nous en ayons conscience, vers une résolution possible.

Pourtant, Damnit ne voyait aucune lueur au bout du tunnel, il ne s'agissait que de tourner en rond, encore et encore, à attendre d'une attente sans objet. Était-ce le réel, ce puits absurde aux murs gris qui enclot l'individu? Habitait-il désormais dans un puits? Le studio semblait s'être métamorphosé en une enceinte circulaire et cloîtrée. Malgré tout, cela restait toujours les mêmes murs, la même pièce, qu'elle soit rectangulaire ou circulaire; les mêmes routines à l'intérieur, les mêmes gestes. La respiration fonctionne sur le même principe mais elle a au moins la décence de se faire oublier, de sorte qu'on n'ait pas à y participer consciemment. Le quotidien, lui, est une obligation douloureusement consciente, une injonction de tourner en rond dans la valse d'une non-vie.

C'est cela être libre? Tourner en rond dans le puits d'une catégorie socio-professionnelle? Sentir la même chose jusqu'à la fin de ses jours et n'en point ressentir de frustration, jusqu'à finir par embrasser le mensonge de croyances stables, accepter de vivre dans un monde qui n'est que le produit de notre consentement... Jusqu'à présent, il n'a s'agi que de tourner en rond: au boulot, au chômage, tourner, tourner dans sa cage. Une poupée gigogne que l'existence, il faut toujours une cage pour en contenir une autre. D'ailleurs à bien y réfléchir, même en examinant sa propre volonté on s'aperçoit là aussi que dans chaque désir s'en trouve un autre, et que ces derniers sont contenus dans un autre encore différent, à tel point qu'à la fin on ne sait même plus ce qu'on désire vraiment. On ne peut vivre heureux lucidement, pensait Damnit, il faut fermer les yeux, se conter une histoire.

Qu'est-ce que c'était que la drogue au final dans tout ça? Peut-être la vive brûlure d'un présent scintillant et radieux, le moyen de voir les choses telles qu'elles devraient être...  J'ai dû choisir, à quelque aiguillage mal foutu, la mauvaise pilule. Celle qui m'a montré que sous la peinture de ce monde en trompe l'oeil s'en trouvait un autre, fut-il lui-même un trompe l'oeil... Une fois qu'on s'aperçoit de cela on n'a qu'une chose en tête: gratter, gratter comme un enfant pour chercher le secret enfoui sous les choses. L'humain ne fait que chercher hors de lui, dans le monde qu'il croit étranger, ce qu'il ne peut trouver qu'en lui. Mais que pourrait-on trouver en soi qui tarisse le puits sans fond d'où jaillit la souffrance? L'amour de soi, l'acceptation? Et après? Il ne reste plus qu'à crever, plein d'auto-satisfaction, sans désir, sans élan; porté par la vie et son reflux comme un bois mort flottant... A-t-on le droit d'attendre quelque chose d'autre, de chercher d'autres mondes et d'autres vérités à entendre?

Face à cela, on pourrait choisir de suspendre toute action, de rester assis, tel un sage mythique, à contempler l'illusion commune comme une mer étale... Mais chaque grain de temps qui s'écoule est un deuil que l'on ressent trop fort. Chaque unité de temps se divise en d'autres unités plus petites afin que chaque instant semble une éternité où se mourir d'ennui et d'incompréhension. Il faut faire, quelque chose, tout, n'importe quoi, enchaîner les gestes qui ne mènent à rien. Il n'y a pas de projet à la vie d'un homme, il n'y a que l'action de faire, sans but extrinsèque, sans horizon. Une plante ou même un caillou semble réaliser quelque fonction essentielle plus noble, tandis que nous, que sommes-nous de particulier? Damnit souhaitait s'engloutir dans la surcharge hormonale provoquée par les drogues, et même la façon bornée qu'avait Crocket d'avancer sur la surface inepte des choses provoquait en lui un dégoût. Il était dans une de ces phases où rien ne pouvait rassurer et adoucir le goût saumâtre de l'existence.

Crocket savait qu'il devait agir, le point de la bile noire se faisait trop lourd pour ses maigres épaules. Il choisit alors l'option la plus simple: foncer tout droit à la supérette la plus proche pour acheter une quantité suffisante d'alcool bon marché. Il savait qu'il se réveillerait le lendemain les draps plein de pisse, avec un grand trou noir dans la mémoire mais tant pis. Il arriva au supermarché et se dirigea vers le rayon alcool. Une bouteille de rhum bon marché avec du jus d'ananas ferait l'affaire. Il fallait que l'impact soit rapide et brutal. Il se décida pour deux bouteilles, juste au cas où... Lorsqu'il arriva à la caisse, deux personnes avec une poignée d'articles étaient en train de passer avant lui: une petite vieille qui prenait un temps interminable à compter ses pièces de monnaie et un jeune homme enflé par le culturisme. Lorsque vint son tour, le caissier lui annonça le tarif et Crocket sortit sa carte de crédit comme s'il consentait à offrir son propre cul. Il entra son code sur l'appareil, peut-être s'agissait-il de la seule liberté réelle dont il jouissait, puis il repartit ensuite avec ses marchandises vers le petit studio. Il avait le pas pressé, le regard fuyant qui restait accroché au visage insignifiant du sol. Une fois arrivé il sortit un verre et l'emplit à moitié de rhum, à moitié de jus d'ananas, puis le but cul-sec. Il en faudrait à peu près quatre comme ça pour bien démarrer, pour que l'ivresse se fasse sentir avec sa chaleur caractéristique qui partirait du ventre pour lui monter aux joues, ramenant la vie dans ce lieu famélique et mourant. Dans l'esprit de Crocket, une larme coulait silencieusement, il abdiquait devant la familière faiblesse qui, une fois encore, s'imposait victorieuse face à tout espoir. Avec la tristesse venait la joie, avec l'abandon de toute lutte le soulagement salvateur, et tout pouvait enfin reposer à sa place, le monde pouvait être ce qu'il était, sans que Damnit Crocket n'ait à y redire quoi que ce soit, sans que le vide avale et égalise par le néant chaque sensation et sentiment. Un bien-être diffus s'installait au creux de ses cellules, une complexe chimie prenait les rênes de son esprit et se mettait immédiatement à contrôler la volonté et chaque décision, dans le seul but de s'augmenter et perdurer au maximum, jusqu'à l'acmé qui lui ferait fermer les yeux, et engloutirait dans la dissolution toute expérience vécue.