"Le bonheur c'est pas grand chose, c'est juste du chagrin qui se repose" Léo Ferré
mercredi 29 janvier 2014
L'âme en chantier
Le choc de mes semelles résonne en écho sur les murs qui m'entourent, chaque pas est la mesure d'un rythme, d'un tempo vitale et pulsatile qui marque ma vie de sa temporalité. Je marche et suis emporté par le temps, j'ai l'intuition profondément ancrée que la durée qui voit danser nos existences contient la clé de maintes questions sans réponses. J'avance et sens mon coeur battre en moi, les poumons qui s'emplissent et se désemplissent, je suis cet être ordonné par une mesure, je suis ce tonos qui marque la note de ma tonalité, ma vie est la mélodie qui ressort de cet écoulement unifié, mes mots en sont une interprétation possible, la partition quant à elle, est peut-être celée dans le creux de l'éther. Dans cet accord trop riche que je persiste à être, je cherche sans fin la fondamentale, celle qui serait suffisamment vaste pour contenir en elle toute l'infinie étendue des variation possibles, chaque nuance aussi ténue soit-elle. Encore; je vois l'avenir qui s'avance, je vais à sa rencontre, porté par mon corps et son rythme familier, ses douleurs et ses absences de sensation, muraille insensée et fragile face à l'immensité du monde. Je n'ai d'autre choix que d'accepter ce qui vient, je ne peux que m'y préparer ou m'y résigner, peut-être aussi que je m'en détache un peu pour ne pas trop souffrir, peut-être que je construis cette galaxie dont je suis le centre et sur les bras de laquelle tournent mes pensées. Je pense afin de ne pas mourir de désespoir. Je regarde ailleurs que vers le contingent futur, que vers la somme incalculable d'évènements programmés dont le nombre indéfini empêche tout calcul et fonde cette impression de chaos que l'humain nomme hasard. Existe-t-il, quelque part, une somme totalisée de ces actions qui sans cesse produisent le monde? Je ne crois pas, la liberté de l'homme est d'habiter un univers indéfini, d'être peut-être lui-même indéfini. Je me perds dans ces pensées qui me volent au présent de tous ces actes insignifiants censés exprimer le monde, la réalité, les choses matérielles (mais toute chose ne l'est-elle pas?) qui forment la carcasse du monde, son mécanisme abjecte. Je pars pour cet autre monde dont je crois être le démiurge, peut-être simplement car j'en ignore les déterminations, les implacables lois dont je suis l'effet dérisoire, effet à ce point coupé de sa vérité qu'il s'étiole doucement et se précipite vers un assèchement total de lui-même. Je contemple le monde des choses comme derrière un voile (est-ce le voile de maya?), je suis le centre ultime de mon corps, de mon système nerveux qui se condense vers ce point infiniment petit habitée par la conscience qui creuse et creuse encore l'infini, tentant de rallier l'immense à travers le minuscule. Tous ces évènements temporels sur la durée de ma vie s'unissent dans la symphonie de l'existence: respiration, battement de mon coeur, circulation du sang avec ses crescendo et ses descrescendo, trilles aiguës de la douleur, silence de l'anesthésie, flux volatile et parfois lourd des pensées, unité de la conscience qui regarde son monde à la manière d'un chef d'orchestre que les musiciens ne consultent jamais. Les murs salis s'impriment sur mes yeux, forment une image sur ma conscience et je laisse échapper une pensée sur cette image, telle une mélodie qui donnerait son sens à ce monde qui m'affecte: l'univers est matériel, désespérément matériel, et pourtant le temps est partout et fait tenir le monde sur ses bras de géant. Qu'est donc le temps? Pourquoi cette intuition en moi que la matérialité du monde, que le fait même qu'un monde existe, s'expliquerait d'un coup si l'on comprenait le temps, si l'on pouvait s'abstraire de lui ne fut-ce qu'un instant pour le contempler du dehors? Mais ce ne sont là qu'illusions et vaines rêveries illogiques d'une imagination qui outrepasse les règles de la raison. On ne sort pas du temps, on ne s'enfuit pas de l'existence pour espérer y revenir. Quand bien même cela serait possible, on ne saurait espérer revenir de la mort avec des souvenirs plein la tête, dépôts mémoriels d'une expérience vécue, et donc encore sillon du temps. On ne revient qu'irrémédiablement autre, autrement dit on ne revient pas: l'inexistence n'a rien à nous apprendre et pourtant, c'est d'elle que la connaissance de chaque chose, inlassablement, trace les contours; ou plutôt devrais-je dire que c'est elle que la connaissance présuppose partout où elle n'est pas, derrière chacune de ses limites, c'est elle qui est partout, omniprésente et omnipotente car tout ce qui n'est pas encore appartient dès lors à son royaume sans fins. Le grand infini, ce Tout total qui ne serait pas infini par défaut, par indéfinition, c'est le possible de l'inexistence, le possible qui reste encore impensé car impensable, le possible qui deviendra déjà actuel dès lors qu'une conscience le projettera dans le monde de son intériorité. Nous sommes cet infini en puissance qui se développe et existe sur le fondement de ce tout indéterminé qui n'est rien, ce rien qui n'est qu'un autre nom pour tout, pour la véritable totalité, celle du néant de l'Autre absolu sur le fond duquel chaque chose vient à être, prenant alors son identité propre. La lumière de notre monde, c'est précisément ce qui n'est pas.
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