J'entends trop souvent dire que "les sens sont trompeurs", qu'il sont imparfaits et que l'homme a par conséquent besoin d'un palliatif, qui se trouverait notamment dans les mathématiques ainsi que les instruments qu'elle permet de construire.
Je tiens tout de même à noter que nos sens, qui nous viennent de nos organes, sont naturels, et que la nature, selon les personnes se réclamant d'une imperfection des sens, est précisément mieux connue, voire carrément expliquée, par les mathématiques (on pense à la célèbre formule de Galilée: "La nature est écrite en langage mathématique[...]" mais les pythagoriciens sont aussi passés par là bien avant) . Or puisque nos sens sont naturels, il est hors de question qu'ils soient défectueux et qu'ils nous trompent sur la nature de ce qu'ils sont censés représenter puisqu'ils obéissent eux-mêmes à leur nature qui est, toujours selon les mêmes personnes, mathématique ou du moins conforme aux mathématiques. En effet, un sens ne dit jamais qu'avec exactitude ce que la nature est, en relation à l'organe de notre sens. Par exemple: la tour qui semble carrée de loin et qui s'avère en fait, à mesure qu'on s'en rapproche, circulaire. Ce qui nous fait percevoir la tour comme un carré est déterminé par des lois exactes de la perspective qui dérive des propriétés des photons et de la géométrie. Ainsi le sens ne nous trompe aucunement puisqu'il nous dit précisément, par les lois de la nature, ce que nous devrions voir, et voyons effectivement, selon notre position par rapport à la tour.
Il faut donc bien comprendre que les sens ne peuvent pas être dits trompeurs ou défaillants ou biaisés, bien au contraire, du point de vue de la nature, ils sont parfaits (la nature ne s'oppose pas à elle-même tout simplement parce que le tout ne connaît que lui-même, il est tout...). Mais l'erreur que l'on commet en affirmant le caractère quadrangulaire de la tour lors même qu'elle est en fait circulaire, c'est de prendre la sensation, la perspective finie que nous offre notre vue sur l'objet, pour une sensation objective et donc apte à représenter totalement l'objet dans sa nature intrinsèque. Nos sens loin d'être imparfaits, n'en sont pas moins finis. Et l'objectivité que nous visons présuppose une totalité de points de vue, de sensations de l'objet, chose que notre sens fini ne peut aucunement (du moins de ce que nous croyons savoir) nous fournir.
Mais je ne dis rien de nouveau, les Anciens déjà étaient conscients de cela (on pense notamment aux stoïciens), je veux tout de même insister sur le caractère parfait (si l'on associe la perfection à la nature ou à la réalité objective) de notre sensibilité qui est naturelle. Peut-être que ce que l'homme ajoute à la nature, c'est son jugement intempestif, ce même jugement qui nous fait nous insurger contre la nature lorsqu'elle ne fait que respecter la nécessité et les lois qui sont les siennes, et nous rappelle par la même occasion notre laborieuse condition d'entité finie.
Nous avons là un jugement révélateur de l'axiologie humaine: la perfection, l'excellence, sont associées à la totalité, à l'infini absolu, je parle de l'idée d'un infini défini, total et un; autrement dit d'un infini fini. Nous avons dans ce paradoxe matière à bien des réflexions sur les fantasmes humains, sur l'homme lui-même et sa bien curieuse volonté.